Marie-José Chombart de Lauwe.
Publié le 24 Mai 2015
Elle se tient par terre, au milieu des fleurs de son jardin d’Antony. « M’asseoir dans l’herbe m’a beaucoup aidé au retour des camps, glisse la vieille dame. Là-bas, le moindre brin d’herbe, on l’arrachait pour le dévorer ».
A la voir se relever d’un bond, s’accroupir pour attraper un dossier, dérouler sans faiblir le fil de sa mémoire sans céder à l’émotion, en tenant droit ses grands yeux clairs dans les vôtres, difficile de croire que cette nonagénaire a survécu à l’enfer nazi. Marie-José Chombart de Lauwe fut déportée à Ravensbrück en même temps que Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle, qui entreront au Panthéon le 27 mai et dont un livre fait revive l’engagement (Dialogues, aux Editions Plon). Dans ses mémoires qui sortent ce mois aux Editions Flammarion, document bouleversant de sincérité, le matricule 21706 raconte l’horreur nue des camps, et pourtant ses pages prennent parfois des accents d’hymne à la vie.
Yvette, ou plutôt Marie-José (son deuxième prénom) Wilborts avait 17 ans, vivait une existence pour le moins sans histoire autour de son « royaume d’enfance », l’île de Bréhat, en Bretagne, quand elle entra en résistance, en 1940, en suivant un engrenage familial. Avec un religieux, Jean-Baptiste Legeay – qui sera décapité à Cologne, en 1943, à 46 ans – sa mère, Suzanne Wilborts, sous le nom de « Sidonie Gibbons », rallie son mari – qui ne survivra pas à Buchenwald – et ses filles. Ce réseau informel se structure grâce au soutien de l’Intelligence Service, mais finit par imploser, dynamité par le contre-espionnage allemand. Le 22 mai 1943, « Marie-Jo » est arrêtée par la Gestapo.
Elle est déportée pendant près de deux ans. Une barbarie que Marie-José Chombart de Lauwe décrit presque au jour le jour. Car elle a tout noté quelques mois après son retour. Les exécutions, les souffrances, les humiliations, tout est consigné sur un cahier d’écolier. Il ne manque aucun détail, comme ce jour où les SS réveillent leurs prisonnières au milieu de la nuit, en hiver, pour « désinfecter le camp ». « Deux heures durant, entassées nues les unes contre les autres, nous attendons, témoigne la survivante. Puis on nous asperge de la tête aux pieds d’une sorte de pétrole huileux. On nous donne une chemise, une culotte, une robe de toile et une veste. On nous jette dehors alors qu’il gèle ». Le Mal distille son venin au quotidien. En interdisant aux travailleuses, par exemple, de quitter la chaîne de production pour aller aux WC hors de heures réglementaires ; or toutes souffrent de dysenterie. « Nous nous tordons sur place et attendant la pause ou l’accident, se souvient-elle. C’est un supplice et une humiliation ». Mais tout cela n’est rien par rapport à la Kinderzimmer, la nurserie du camp à laquelle le matricule 21706 sera affecté et qui reste une blessure à vif – ce passage du récit est insoutenable.
De retour des camps, « Marie-Jo » rencontre Paul-Henry Chombart de Lauwe, qui, aux commandes de son Spitfire, appuya le débarquement en Italie et en Provence, puis devint l’un des plus grands ethnologues du CNRS. Ensemble, ils auront quatre enfants. Ensemble, ils s’engageront, dans le sillage de Témoignage Chrétien, contre l’Algérie française et l’OAS.
Depuis la disparition de Paul-Henry, en 1998, Marie-José poursuit la lutte seule, multipliant les conférences dans les écoles, s’engageant pour la protection de l’enfance et contre l’extrême droite, dont elle surveille les moindres faits et gestes. La vieille dame ne baissera jamais la garde. Jamais.
Jérôme Cordelier
© Le Point