Le roi Jean.

Publié le 19 Février 2011

Le carré militaire des soldats français de la Seconde Guerre mondiale, d’Indochine et des combats d’Afrique du Nord du cimetière de Clichy-Nord présente un monument très émouvant avec un bras en bronze sortant de terre et écrasé par un rocher : allégorie de l’Homme anéanti par la folie meurtrière des grands de ce monde…

 

Sont placées là près de quatre-vingt-dix tombes individuelles de jeunes gens morts pour notre pays. On peut par exemple citer le maréchal des logis chef André Varengo, mort le 16 mai 1940 ; le caporal Ali Damis, mort le 10 juin 1958 ; le FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) Joseph Clisci mort le 7 juillet 1943 ; le caporal-chef Jean Martin, mort le 9 septembre 1956 ; le soldat Jean Montels, mort le 16 mai 1954 ; le lieutenant Jean Gohard, mort le 6 janvier 1941 ; le quartier-maître Henri Delcamp, mort le 5 juin 1940…

 

Le « roi Jean ».

 

De la guerre d’Indochine peu d’événements restent dans la mémoire collective : les négociations de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le général Leclerc discutant avec Ho-Chi-Minh, Bigeard et ses paras, la catastrophe finale de Diên-Biên-Phù. L’Indochine, c’était loin, cela ne concernait que les soldats dits « de métier » et c’était le colonialisme. Le parti communiste français savait y faire en matière de propagande. L’Indochine, c’était la « perle de l’orient », mélange d’aventures, de peurs et de fantasmes.

 

Ces dernières années, la France, du moins certains responsables politiques, a passé du temps à ne rappeler que les aspects négatifs de la présence française dans ses anciennes colonies en insistant sur les défaites humanitaires et militaires. La vérité historique est comme d’habitude beaucoup plus complexe et il convient de rappeler les éléments dans leur contexte, à la lumière d’une situation internationale toute autre que celle que nous connaissons aujourd’hui. Oui, la France a fait des belles réalisations en Indochine. Oui, elle a aussi connu des succès militaires.

 

Et dans ce carré militaire de Clichy-Nord, se trouve la sépulture de Jean-Louis Victor Chappe, caporal-chef dans un régiment de spahis marocains. Il meurt le 2 avril 1951, des suites de ses blessures, en Indochine, à l’hôpital Lanessan d’Hanoi. Avril 1951. Voilà cinq mois que le « roi Jean », selon l’expression de l’écrivain Lucien Bodard, a débarqué en Indochine. Au cours de cette année, il va accumuler les victoires contre le Vietminh.

 

 

Jean de Lattre de tassigny - 1889-1952

 

 

 

 

Jean de Lattre de Tassigny, maréchal de France.

 

 

« L’année de Lattre ».

 

Schématiquement, les périodes peuvent être ainsi résumées : jusqu’en 1949, la tactique du Vietminh – du fait de forces limitées – se condense en une série de coups de main et une guérilla « des champs ». Si les Français tiennent les villes, ce n’est pas toujours le cas dans les campagnes.

 

1949 marque un tournant, avec l’avènement de la Chine communiste de Mao, qui arme et finance puissamment ses cousins idéologiques du Vietnam. La guérilla devient une guerre faite de batailles avec des régiments de bo-doïs, eux-mêmes rassemblés dans des divisions. La victoire majeure du Vietminh est la prise de Cao-Bang et de la Route coloniale 4, en septembre 1950. Les Français y laissent plusieurs milliers d’hommes.

 

Le gouvernement français décide d’intensifier la guerre et fait nommer son meilleur général : Jean de Lattre de Tassigny. « Je ne sais qu’une chose, c’est que maintenant vous allez être commandés ! » proclame-t-il en arrivant à Hanoi, au mois de décembre 1950.

 

Le général Giap, commandant en chef de l’armée vietminh, décide de frapper fort en attaquant en plusieurs endroits la zone du delta du Fleuve Rouge, autour de Hanoi. Face à cette approche, de Lattre fait élever des centaines de blockhaus et de points d’appui qui sont autant de postes d’observation. L’avantage de la stratégie du général français consiste en une mobilisation totale du CEFEO (Corps Expéditionnaire Français en Extrême-Orient) dans le but de « casser du Viet ». Il s’agit de redonner le moral aux troupes, déjà lasses des atermoiements politiques. Et de Lattre sait surtout qu’il n’a pas les moyens de placer des forces suffisantes partout où il en faudrait. Il sait aussi que la population de la colonie française est loin d’être totalement acquise à la cause communiste. Il doit en profiter avant qu’il ne soit trop tard.

 

Attaques sur le delta du Fleuve Rouge.

 

Donc, depuis le début de l’année 1951, le général de Lattre de Tassigny marque des points. Toutes les attaques des forces communistes sont repoussées. La reconquête des terrains perdus arrive. Elle commence par la victoire de Vinh Yen où les troupes de Giap laissent sur le terrain près de mille-trois-cent tués, plus de trois-mille blessés. Sa division 308 – la plus aguerrie, la mieux formée – subit là des pertes très sévères. Pour la première fois dans l’Histoire, les bombes au napalm sont employées massivement.

 

Mao Khé est le deuxième épisode. Il se déroule courant mars-avril 1951. Les bo-doïs sont encore défaits. Le delta reste aux mains des Français.

 

La « bataille du Day », du 28 mai au 7 juin 1951, frappe les soldats français au plus profond d’eux-mêmes. Le Vietminh tente encore une fois de faire la différence dans le Delta. L’un des points stratégiques non loin du fleuve Day, est Ninh Binh. Le poste est tenu par un escadron du 1er chasseur, commandé par un certain Bernard de Lattre, fils unique du général en chef. Les combats font rage. Alors qu’il subit des pluies incessantes d’obus, le poste tient plusieurs jours, permettant la victoire du CEFEO. Mais c’est au prix de la mort du jeune lieutenant. On retrouve son corps, criblé d’éclats d’obus. « Jeune officier, tombé héroïquement en plein combat, donnant l’exemple des plus belles vertus militaires à l’aube d’une carrière exceptionnellement brillante, ouverte en France dans la Résistance dès l’âge de 15 ans ». En recouvrant le cercueil de son fils du drapeau tricolore, le général de Lattre ajoute : « En dépit de la promesse faite à sa mère, je n’ai pas su le protéger ».

 

En juillet 1951, à l’occasion d’un discours à Saigon, le général s’adresse aux soldats vietnamiens incorporés dans le CEFEO, avec pour idée de créer une armée vietnamienne digne de ce nom : « Si vous êtes communistes rejoignez le Vietminh : il y a là des individus qui se battent bien pour une mauvaise cause. Mais si vous êtes des patriotes, combattez pour votre patrie car cette guerre est la vôtre ».

 

Bien sûr, Giap ne l’entend pas ainsi. Le quatrième volet des batailles de l’année 1951 se déroule à Nghia Lo.

 

La bataille de Nghia Lo.

 

Pierre Dufour, dans son ouvrage Indochine (Ed. Lavauzelle) décrit la situation : « Nghia Lo est le poste clé du système défensif français en Haute Région. Il commande l’accès aux pays thaï, au Laos et aux contrées bordant le Moyen-Mékong. Situé entre le Fleuve Rouge et la Rivière Noire, dans une cuvette de dix kilomètres sur quatre, à environ deux cent cinquante mètres d’altitude, Nghia Lo est un bourg entouré de hautes montagnes atteignant parfois 1.500 mètres. L’endroit présente une topographie faite de massifs granitiques couverts d’épaisses forêts, séparés par des vallées encaissées. Les voies de communication sont limitées : la route fédérale 13, des pistes de montagne praticables seulement avec des guides et un terrain d’aviation qui permet de ravitailler la vallée perdue. La population se compose essentiellement de Thaïs et de quelques hameaux muongs ou annamites ; la montagne est le domaine des Mans et des Meos réputés hostiles au Vietminh ».

 

La garnison française de Nghia Lo est formée par les mille hommes du 1er bataillon thaï, dirigé par le commandant Girardin.

 

Le 28 septembre 1951, la région du poste Sai Luong est attaquée. Ses défenseurs se replient sur la vallée. Deux jours plus tard, les TD 141 et 209 sont signalés. Ils convergent vers la cuvette de Nghia Lo. A l’est, le TD 165 approche également. Les TD sont des Trung Doï ; ils sont composés de quatre bataillons qui peuvent contenir chacun mille hommes. Les TD appartiennent à la division de montagne 312, commandée par le colonel Le Trong Tan.

 

En l’absence du général de Lattre, occupé à demander de l’aide aux Etats-Unis après un passage en métropole, le commandement français est sous l’autorité du général Salan, qui s’y connaît en matière de troupes coloniales ! Il décide de soulager les défenseurs de la cuvette de Nghia Lo en larguant, sur les arrières de l’ennemi, le 8ème BPC (bataillon parachutiste colonial) du capitaine Gauthier et ses cinq cent soixante-treize hommes. C’est l’opération Rémy.

 

La 312 réagit en jetant toutes ses forces dans la bataille. A Nghia Lo, le commandant Girardin est tué, mais ses hommes tiennent bon. Le 4 octobre, le 2ème BEP est à son tour largué (opération Thérèse). Avec le 8ème BCP, il forme le GAP (Groupement aéroporté) nord-ouest sous les ordres du colonel de Rocquigny. Le 2ème BEP est alors composé d’une compagnie de commandement de base, sous les ordres du lieutenant Longeret, du 2ème CIPLE (compagnies indochinoise de la Légion étrangère – capitaine Hélie Denoix de Saint Marc), de la 3ème compagnie (lieutenant Lemaire) et de la 4ème compagnie (lieutenant Louis-Calixte).

 

Le 5 octobre, Rocquigny donne l’ordre au 2ème BEP de se rendre à Bac Co, à six kilomètres du point de chute du bataillon. Les hommes mettent plus de neuf heures à atteindre leur objectif. Le lendemain, le bataillon accroche les bo-doïs à plusieurs endroits. Les combats sont terribles. Face à un ennemi que rien n’arrête, les légionnaires de Lemaire et les paras de Saint Marc usent de toutes leurs armes : baïonnettes au canon, ils repoussent les Vietnamiens dans les attaques incessantes de l’après-midi et de la nuit. Le 8ème n’est pas en meilleure posture : le capitaine Gauthier est grièvement blessé et les pertes sont importantes.

 

Le 6 octobre encore, le 10ème BPCP (bataillon parachutiste de chasseurs à pied), dirigé par le commandant Weil est lui-aussi largué en renfort. Finalement, la division 312 se retire, laissant sur « le carreau » entre mille-cinq-cents et quatre-mille morts chez les bo-doïs, selon les sources.

 

Hélie de Saint Marc : « Les troupes de Giap repassèrent à l’attaque. Elles ne voulaient pas laisser sur leurs arrières un adversaire qui risquait de les gêner dans leur offensive. Durant d’interminables heures, enterrés, nous avons subi les assauts des bo-doïs qui avançaient au coude à coude, en rangs serrés. Giap n’économisait jamais les vies humaines de son camp. Il profitait du nombre. En 1946, Hô Chi Minh avait prévenu le ministre français des colonies, Marius Moutet : « Cette affaire peut se régler en trois mois ou en trente ans. Si vous nous acculez à la guerre, vous me tuerez dix hommes quand je vous en tuerai un. A ce prix, c’est encore moi qui gagne… ». Ce jour-là, le Vietminh voulait anéantir le 2ème BEP à n’importe quel prix. Le syndrome de Cao Bang hantait les esprits de part et d’autre. Nos hommes tombaient, morts ou blessés. Les cadavres vietminhs s’amoncelaient. Nous eûmes le dessus. Les bo-doïs s’éloignèrent ».

 

Le « patron » est mort.

 

L’année 1951 se termine donc sur une série de victoires, bien souvent inconnues, des soldats du Corps Expéditionnaire Français en Extrême-Orient. L’hydre communiste, à défaut d’être vaincue, semble arrêtée. Mais 1952, marque une nouvelle rupture dans la guerre d’Indochine. Le 11 janvier, le général Raoul Salan devient commandant en chef des forces françaises en Extrême-Orient en lieu et place du général de Lattre, qui vient de mourir d’un cancer.

 

Le jour de ses funérailles, dans son village natal de Mouilleron-en-Pareds le 15 janvier 1952, le général Jean de Lattre de Tassigny est élevé à la dignité de maréchal de France. A des milliers de kilomètres de là, des rizières du sud aux collines du Haut-Tonkin, une très grande émotion envahit les soldats français et les supplétifs vietnamiens : le « patron » vient de les laisser à leur sort.