1946-1949: "Souvenirs d'Indochine", par le général Paul Renaud.

Publié le 9 Février 2014

IndochineConqueteGF

« J'ai débarqué à Saigon en janvier 1946 avec un enthousiasme de sous-lieutenant de 21 ans, poussé par l'aventure et la reconquête de la plus belle de nos colonies. J'avais été affecté à la veille de mon embarquement sur le Pasteur à un régiment recréé curieusement vu son nom pour un emploi outre-mer, le 5ème Cuirassiers, mais de riche tradition, le Royal Pologne et sa fourragère.

 

L'Indochine jusqu'en 1940 était le fleuron de notre empire colonial : tenue par 40.000 militaires et civils, des pionniers qui en avaient fait la Perle de l'Extrême Orient. En 46, cependant, elle relevait d'une terrible épreuve : coupée de la France depuis 1940, elle avait connu l'occupation puis le coup de force japonais du 9 mars 1945, la capitulation du Japon le 15 août suivant et, dans la foulée la constitution par Ho Chi Minh d'un gouvernement vietnamien, l'occupation d'une division nationaliste chinoise au nord du 17ème parallèle tandis que les Britanniques débarquaient au Sud !

 

C'est dans cet état que le général Leclerc avait trouvé le pays en arrivant en octobre, trois mois avant les premiers éléments du corps expéditionnaire dont nous faisions partie.

 

Les Européens, graves et épuisés par toutes leurs épreuves, hantés par des massacres dont ils avaient été victimes, n'envisageaient que le rétablissement de leur statut alors que nous avions formé des élites indochinoises qui n'étaient pas reconnues : peu d'entre eux imaginaient que le monde avait changé …

 

Et  les Indochinois ? Les souverains du Laos et du Cambodge auprès desquels nous exercions notre protectorat avaient absorbé tant bien que mal toutes leurs vicissitudes, mais la situation était bien plus grave pour ce qui est devenu le Viet Nam et requérait pour Leclerc toute sa priorité. La constitution d'une République Populaire du Viet Nam avait été proclamée à Hanoï, regroupant les protectorats du Tonkin et de l'Annam, avec la colonie de Cochinchine. En liaison avec Jean Sainteny, haut commissaire au Tonkin, Leclerc négocia avec Ho Chi Minh en mars 1946 un "modus vivendi" et l'organisation à venir d'une conférence à Fontainebleau … C'est ainsi que fut instaurée provisoirement, mais plus ou moins appliquée, une trêve avec le Viet Minh permettant au corps expéditionnaire de débarquer au Tonkin.

 

Les Britanniques nous aidèrent : nos diplomates avaient obtenu la disposition du matériel d'une division gurkah si bien qu'en deux mois le 5ème cuir était équipé de blindés légers et j'étais à la tête d'un peloton de 4 sous-officiers 25 engagés volontaires, 4 scout cars et 2 automitrailleuses : le rêve pour un jeune officier ! …

 

Dès le 6 mars le régiment pouvait former une colonne dénommée alfa dont je faisais partie et quittait la Cochinchine pour la reconquête du Laos.

 

Les Chinois au Laos grappillaient tout ce qui leur tombait sous la main et leur général ne voulait pas nous laisser la place avant la récolte du pavot … C'est avec eux, à Thakek, que nous avons ferraillé pour la première fois pour montrer notre détermination et fait la jonction avec un commando français formé à Ceylan et parachuté pour encadrer un maquis laotien.

 

Après des pourparlers avec les Chinois et la signature du "modus vivendi" avec les Vietnamiens, notre colonne se fraya un chemin à travers la cordillère annamite, entravée par des coupures et quelques embuscades de "viets", et déboula au centre Annam dans la plaine côtière de Hué. La population européenne de la région y avait été regroupée à la suite du coup de force japonais un an auparavant : on peut imaginer son accueil délirant à notre colonne, contrastant avec celui de la population annamite déjà prise en mains par la propagande du Vietminh …

 

Avec la libération de Hué, l'ordre était rétabli tant bien que mal en Annam, et la colonne alfa dissoute. Mon escadron franchit alors à nouveau la cordillère maintenant dégagée pour retrouver le calme du Laos.

 

J'étais stationné à Savannaketh et mon peloton rayonnait sur les pistes de la région, si pittoresque  avec ses salas, maisons sur pilotis, et sa population pacifique et accueillante, nous invitant aux bassis, leurs fêtes coutumières au cours desquelles nous aspirions avec des bambous l'alcool fermenté des jarres : nous vivions la paix.

 

Au mois de juin, nous retrouvions la Cochinchine. C'est là que nous apprîmes en septembre l'échec de la conférence de Fontainebleau et les attentats du 19 décembre à Hanoï : le Vietminh déclenchait l'insurrection générale, c'était désormais la guerre.

 

Le PC du régiment était cantonné à Thu Dau Mot et mon escadron à proximité, Saigon étant à 25 kilomètres. La zone d'insécurité s'étendait déjà à ses portes mais la vie y avait pris un rythme trépidant avec une population grouillante et trafiquante voisinant avec Cholon la chinoise, ses tripots et son dancing du Grand Monde.

 

Mon peloton était requis pour la sécurité de convois les plus divers avec une hantise de l'embuscade qui tendait à s'émousser avec la routine, il fallait y veiller … Mes missions me conduisirent dans le delta du Mékong, la plaine des joncs, les plantations d'hévéas et jusqu'au Cambodge à Angkor visité alors en automitrailleuse !

 

En janvier 1946, l'escadron était affecté dans le Sud Annam, au secteur de Phan Rang tenu par le 2ème Régiment Etranger d'Infanterie : Malgré l'agrément des permissions à Saigon, j'étais heureux de quitter l'ambiance trouble de la Cochinchine pour garder en mains mon peloton et partager avec la Légion une vie plus opérationnelle, d'autant plus que j’étais détaché auprès du 2éme bataillon à Ninh Hoa, loin de mon escadron. Ma vie était celle du bataillon : je prenais mes repas à la popote des officiers avec lesquels se nouera au fil des jours une camaraderie à toute épreuve.

 

Nous menions une vie de poste, identique dans les quatre postes échelonnés sur une soixantaine de kilomètres de la côte d'Annam dans les principaux villages ou les points stratégiques. C’était là la tradition de bâtisseurs des légionnaires. Le secteur était apparemment calme mais le Vietminh réfugié sur les contreforts de la cordillère y entretenait une menace latente et féroce sur la population : c'est contre ces refuges que nous menions des incursions. Nos petits blindés agissaient dans ces opérations en appui de la Légion, aussi près que le permettait le terrain et la virtuosité de nos pilotes : le matériel était alors mis à rude épreuve, avec des franchissements d'obstacles ou de coupures et des embourbements.

 

Souvent, c'est à pied que nous intervenions, en particulier pour dresser des petites embuscades de nuit sur les accès de Ninh Hoa, dans de longues attentes sans succès, en proie aux moustiques … un soir cependant avec quatre de mes hommes, nous capturâmes un contrevenant au couvre-feu … C'était le responsable Vietminh local effectuant une liaison avec une liasse de papiers compromettants.

 

Nous fûmes relevés fin mai 1946 par un escadron de spahis et je quittai provisoirement le secteur pour un regroupement de l'escadron sur les Hauts Plateaux à Dalat. Nous profitâmes du calme de cette belle station d'été pour un repos de nos équipages et la révision de nos matériels bien éprouvés.

 

La pause fut brève mais je restais en pays Moï, chez les montagnards qui résistaient à la pression marxiste du Vietminh. Le secteur de Ban Me Thuot était tenu par des coloniaux auprès desquels je fournissais l'appui de mes blindés légers dans les postes de M'rok et Cheo Reo en pleine jungle, tenus par la troupe locale et l'Infanterie de Marine et ravitaillés par parachute. Ces postes étaient sommaires, construits en bambous et couverts de feuilles de latanier. L'un d'eux brûlera en quelques minutes, le temps d'évacuer les véhicules, mais non les paquetages … Il fallut une corvée d'une centaine de coolies pour le reconstruire.

 

Dans ce pays splendide, situé encore dans les "blancs" des cartes de l'Indochine, la population était restée très primitive, armée d'arbalètes et de flèches pour la chasse ; les pistes étaient rares et peu praticables aux véhicules si bien que c'est souvent à pied que nous opérions avec les coloniaux, pour "aérer" les postes. Il nous est arrivé ainsi à déloger quelques Bodoï qui avaient poussé des avant-postes depuis l’Annam.

 

Au mois d’octobre, je retrouvais la Légion et mon bataillon : la situation du secteur de Phan Rang ne s'était pas améliorée, le cantonnement du peloton avait même été harcelé un soir et un autre jour, sur la route du littoral, mon tireur au F.M. fut blessé à mes côtés dans une embuscade : ces actions démontraient bien que le Vietminh tenait toujours la population sous sa contrainte.

 

Début 48, je fus relevé par un camarade venu de France : c'était mon tour de céder mon commandement tandis que le rapatriement de mes hommes commençait à s'échelonner. Deux années s'étaient écoulées et c'est avec émotion que je quittais le peloton qui m'avait donné tant de satisfactions par sa cohésion et son entrain exemplaire en toutes dures circonstances.

 

Quittant mon escadron, je fus affecté au PC du régiment à Thu Dau Mot, en disponibilité de commandement pour des missions d'escorte de convois fluviaux dans le delta du Mékong. Malgré son pittoresque, j'appréciais moins le job : il s'agissait  d'acheminer des convois de grosses jonques de riz des lieux de production vers les marchés de Mytho ou Vinh Long. Le commerce était chinois et la troupe cambodgienne, armée sur mon bateau de commandement de 3 mitrailleuses … il nous arrivait d'essuyer quelques rafales des rives de l'arroyo, dues probablement à un manque de coordination entre le Vietminh et les chinois, mais les convois passaient !

 

En quittant Saïgon par avion en juillet 1949, j'étais marqué par beaucoup d'aventures et de souvenirs, mais je ressentais en même temps l'amertume de voir déjà saccagée cette Perle de l'Extrême Orient.

 

Je n'y suis jamais retourné, appelé à servir sous d'autres cieux, mais j'ai toujours suivi passionnément son évolution au cœur de la tourmente : j'y avais connu la guérilla, les affrontements avec le Vietminh y ont dégénéré en une guerre sans merci.

 

De 1946 à 1954, 17 gouvernements se sont succédés à Paris dans l'incapacité de définir une conduite… Les effectifs du corps expéditionnaire furent été multipliés par quatre pour terminer par une défaite militaire. Les accords de Fontainebleau de 46 auraient-ils tenu ? Le Vietnam comme le Cambodge et le Laos ont bien accédé à l'indépendance totale en 1950 mais le conflit indochinois s'était internationalisé et le parti vietminh radicalisé : en 1975 sa chape de plomb s'étendait sur tout le Viet Nam. »

  

Général Paul Renaud.