Publié le 11 Juillet 2013
Le déclenchement de la guerre.
J’avais six ans en 1914. Les enfants de mon âge, comme moi-même, nous commençâmes à entendre parler de la guerre par des adultes dès le printemps ; ce mot, pour nous, n’avait pas de sens bien précis, on ne nous donnait que peu d’explications, mais avec une telle prudence, que nous pressentions qu’il s’agissait de quelque chose de grave comme une sorte de danger inconnu pour nos parents et nous-mêmes.
La guerre fut déclarée le 2 août 1914, et nous nous rendîmes compte de suite qu’un bouleversement important venait de se produire. Nos pères, nos frères aînés, nos voisins, étaient presque tous des militaires de réserve ; ceux qui avaient un grade d’officier ou de sous-officier détenaient leurs uniformes à domicile. Ils s’empressèrent de s’en revêtir. Tous les hommes, de 20 à 48 ans, nous apparurent sous un jour nouveau, inconnu de nous : ils avaient remplacé leurs vêtements civils et familiers par des tenues de couleurs différentes suivant l’arme dans laquelle ils étaient mobilisés, ornées d’insignes et de numéros différents suivant les régiments qu’ils devaient rejoindre. Ils se rendaient mutuellement visite et échangeaient des propos et des commentaires inhabituels pour nous auxquels nous ne comprenions rien. Certains partaient de chez eux très rapidement, les autres quelques jours plus tard, suivant les dates de leurs ordres de mobilisation.
Leurs mères, leurs épouses, leurs fiancées ou leurs sœurs étaient effondrées, beaucoup pleuraient, inquiètes pour leurs militaires, mais aussi par la perspective de rester seules et souvent sans moyen d’assurer leurs existences en l’absence des ressources du travail des hommes, car à cette époque très peu de femmes exerçaient un emploi à l’extérieur de leurs foyers. C’étaient les pères, les maris, voire les frères aînés qui, par leur travail procuraient les ressources nécessaires à la vie des foyers. Malgré notre jeune âge, nous percevions ces inquiétudes, bien sûr, sans pouvoir n’en tirer aucune conclusion.
Vint le jour du départ de mon père. Nous l’accompagnâmes, ma mère et moi, jusqu’à la gare de Vaucresson, vers la fin de l’après-midi. Quelques autres hommes partaient aussi le jour même, par le même train. Après tous les gestes d’adieu, prolongés jusqu’à la disparition du dernier wagon, nous regagnâmes notre domicile à pied. Nous marchions en silence et je m’aperçus que ma mère pleurait. Ce fût peut-être la première fois que je la vis pleurer et cela m’impressionna tellement que je me mis moi-même à pleurer comme elle.
Nous rentrâmes à la maison à l’heure du dîner. Nous nous mîmes à table. La chaise de mon père était vide et nous mangeâmes à peine tant nos cœurs étaient serrés. Ce fût, ce soir-là, que débuta la vie à deux de ma mère avec moi. Elle devait se poursuivre pendant plus de quatre ans.
L’année 1914.
Notre nouvelle existence commença à s’organiser pendant les jours qui suivirent. Nous parlions beaucoup de mon père et nous guettions, chaque matin, le passage du facteur dans l’attente fébrile de l’arrivée de la première lettre.
Bientôt les événements se précipitèrent, les troupes allemandes étaient victorieuses : elles pénétraient dans notre pays et s’approchaient de Paris. De nombreux habitants, qui étaient principalement des hommes de plus de 50 ans, des femmes et des enfants, partaient précipitamment se réfugier en province dans la famille ou chez des amis. La bataille de la Marne eut lieu en septembre. Nos mères nous en parlaient : nous les enfants, nous ne savions pas trop où cela se passait, mais nous savions que c’était près de chez nous car la nuit, nous entendions dans le lointain le grondement des canons.
Les nouvelles arrivaient lentement. L’on n’était informé que par la lecture des journaux du lendemain matin et nous les jeunes enfants qui ne savions pas encore lire, nous n’apprenions que ce que nous en disaient nos mères. Dès la victoire de la Marne acquise, les Allemands se replièrent, ce qui provoqua un grand soulagement et une sorte d’allégresse s’empara des adultes, que nous partagions bien entendu.
En ce début de guerre, il n’existait aucune censure, ni restriction de circulation. Mon père avait écrit, juste avant les combats, en nous donnant son lieu de stationnement qui était la position sur laquelle il avait, par la suite, participé à la bataille.
Il était en Seine-et-Marne, tout près de chez nous. Ma mère décida que nous irions le voir et dès le lendemain matin, nous primes un train à Paris qui nous transporta rapidement auprès de lui. Cet événement nous permit d’arriver sur les lieux des combats tout de suite après la bataille. Il s’agissait de prés et de champs, récemment fauchés, sur lesquels étaient disséminés les corps des soldats tués, Français et Allemands. Des militaires les enterraient, les plus vite possible, sur place, auprès de l’endroit où ils étaient tombés et signalaient les tombes en y plantant une croix de bois, portant quelques indications. Ces champs étaient survolés par des nuées de corbeaux qui venaient prélever leur nourriture sur les corps non encore enterrés et, détail affreux, ils commençaient toujours par manger les yeux, de telle sorte que ces cadavres avaient tous les orbites vides. C’était la première fois que je voyais des morts et je suis, par la suite, resté longtemps persuadé dans mon esprit d’enfant que la mort se caractérisait par la disparition des yeux au moment du décès.
Dans les mois qui suivirent, les soldats creusèrent des tranchées dans lesquelles ils pouvaient poursuivre les combats, avec une meilleure protection et le front se stabilisa.
L’année 1915.
Une nouvelle vie commença à s’organiser à l’arrière : les femmes prirent la direction de leurs foyers et élevèrent seules leurs enfants, comme des orphelins privés de leurs pères, qui étaient aux armées.
Les écoles ouvrirent de nouveau leurs portes. Ma mère me fit inscrire à l’école communale primaire de Vaucresson qui occupait à l’époque la seule partie haute de l’école du Coteau actuelle. Elle était divisée en deux parties égales : au nord (côté plateau Théry) se trouvait l’école des filles et au sud, celle des garçons. La partie basse actuelle de cette école était la place du marché. C’était mon premier contact avec une école. A l’époque, il n’existait pas de classes de maternelles et l’on prenait les enfants directement à l’école primaire vers l’âge de six ans. Chacun des deux moitiés de l’école comprenait deux classes, la petite classe au rez-de-chaussée et la grande au premier étage. Chaque classe était à trois niveaux : on passait ainsi trois années dans chacune d’elles. Les instituteurs étant mobilisés aux armées jusqu’à l’âge de 48 ans, seuls ceux qui étaient plus âgés continuaient leur métier. Aussi, le corps enseignant primaire était principalement composé d’institutrices et comme leur nombre était encore insuffisant, on avait créé des classes à double effectif, comprenant des filles et des garçons. C’est ainsi que ma première année scolaire se déroula dans une classe mixte. Les années suivantes, les choses rentrèrent dans l’ordre : un jeune instituteur gravement blessé au cours des premiers combats, et de ce fait réformé, ayant été affecté à Vaucresson, on récréa une classe de garçons séparée de celle des filles.
Les années suivantes.
Les mois et les années passant, on s’installa dans la guerre. Pour nous les enfants, elle finissait par devenir une situation normale. Nous jouions à la guerre, chaque quartier de la commune avait son « armée » et le soir, après la sortie des classes, il nous arrivait de nous affronter, quelque fois avec violence, à ce point qu’il y eut parfois des blessés par des coups de bâton ou par des jets de pierres qui étaient notre artillerie. A Vaucresson, la propriété de la Croix Blanche, toujours existante, située au carrefour du Fer Rouge, avait été transformée, dès 1914, en hôpital auxiliaire, tenu par le Comité des Dames Françaises de Garches et de Vaucresson. Il recevait des blessés, souvent mutilés, en voie de consolidation qui venaient y passer leur convalescence. Il fonctionna jusqu’en février 1918.
On commença à rencontrer dans les rues de Paris et dans les nôtres, des mutilés, souvent amputés d’un bras ou d’une jambe, marchant en s’aidant d’une canne ou des béquilles et certains autres portant d’affreuses cicatrices au visage qui se qualifièrent, eux-mêmes, de « Gueules Cassées ». Ils devenaient de plus en plus nombreux au fur et à mesure du déroulement des mois de guerre.
Dans les écoles, les enfants dont le père ou un frère aîné avait été tué, portaient un morceau de ruban tricolore en haut du bras gauche ou sur leur tablier noir, qui était l’uniforme des écoliers, qui écrivaient avec des plumes trempées dans l’encre noire qui tachait les vêtements.
Souvent le matin, en arrivant à l’école, nous apprenions le décès du père de l’un de nos camarades tué au front ou mort de ses blessures, un autre jour c’était un parent blessé ou fait prisonnier. L’inquiétude de nos mères était fréquente, en particulier lorsque les nouvelles de nos pères tardaient à arriver.
Paris était bombardée par le tir du canon allemand à longue portée, appelé « La Grosse Bertha », qui envoyait sur la capitale un obus à peu près toutes les vingt minutes. Il y avait aussi des raids aériens, effectués au début de la guerre par de gros dirigeables appelés « Zeppelin ». ils avaient lieu la nuit, les phares de la défense les recherchaient et les éclairaient lorsqu’ils en trouvaient ; on tirait alors vers eux, en général sans les atteindre en raison du peu d’efficacité des armes employées. Ils lançaient quelques bombes assez rudimentaires qui ne provoquaient généralement pas de gros dégâts. Par la suite, des avions nommés « Taubes » les remplacèrent, les bombes qu’ils lâchaient étaient un peu plus dangereuses.
Au niveau de la population, on assistait au début des grandes évolutions : les épouses qui n’avaient pour vivre que de modestes allocations de « femmes de mobilisés » étaient contraintes de chercher des emplois qu’elles trouvaient assez facilement en remplacement des hommes sous les drapeaux, certaines mêmes étaient embauchées dans les usines où l’on « tournait des obus ».
A partir de 1916, les denrées alimentaires commencèrent à se raréfier, on commença à distribuer des cartes d’alimentation portant des tickets détachables et à voir des files d’attente, qui devenaient de plus en plus longues, devant les boutiques des commerçants.
L’hiver 1917 fut extrêmement rigoureux et difficile à supporter, le charbon se faisant rare, car les mines du nord de la France étaient occupées par les Allemands ou situées dans les zones de combats.
Pendant toutes ces années les seules vraies joies que nous éprouvions étaient les visites de nos pères lorsqu’ils pouvaient obtenir une permission de quelques jours, ce qui se produisait une fois ou deux par an, mais elles étaient trop courtes et le jour du départ arrivait bientôt, ramenant la tristesse, l’angoisse et les larmes au foyer.
L’armistice du 11 novembre 1918.
Depuis quelques jours, nous entendions parler d’armistice, nous imaginions mal ce que ce pouvait être. Grandis pendant la guerre, nous y étions habitués et nous ne savions pas ce que deviendrait la vie au foyer après le retour de nos pères, du moins pour ceux d’entre-nous qui ne l’avaient pas perdu. Enfin, vint le 11 novembre 1918. C’était un jour de classe, nous nous rendîmes à l’école le matin, comme d’habitude. Quatre années s’étaient écoulées, j’avais alors dix ans et j’étais monté dans la grande classe du premier étage dans laquelle l’enseignement était donné par Monsieur Octave Sassier, le directeur de l’école.
Nous travaillâmes comme les autres jours. A onze heures exactement, nous entendîmes le premier des cent un coups de canon annonçant l’armistice. Le directeur arrêta la dictée en cours et nous dit :
- Mes enfants, l’armistice est signé. La guerre est finie. Ceux d’entre vous qui ont la chance de n’avoir pas perdu leur père, vont avoir la joie de le voir revenir. L’Alsace et la Lorraine vont redevenir françaises. Vive la France !
Après un moment de silence seulement troublé par le bruit du tir des canons qui se poursuivit par le tintement de la cloche de l’église qui battait à toute volée, il ajouta :
- La classe est terminée. Rangez vos affaires et mettez vous en rangs pour partir retrouver vos mères.
Nous quittâmes l’école sous le coup d’une grande émotion. Dans les rues tous se félicitaient, beaucoup exprimaient une grande joie, vite atténuée par les larmes de ceux et celles qui avaient perdu un être cher et par l’inquiétude de ceux qui étaient sans nouvelles d’un des leurs depuis longtemps et qui craignaient le pire ; aussi, la gaité n’était pas générale, ni bruyamment exprimée.
Le soir, des militaires au repos à Vaucresson organisèrent, sur la place de la gare, un feu d’artifice improvisé au moyen d’engins et de fusées provenant des approvisionnements de l’armée.
Les années qui suivirent.
En 1919, on commença à voir revenir dans leurs foyers les premiers militaires démobilisés, en général ceux des classes les plus anciennes. Une nouvelle existence commençait pour eux, ils tentaient de retrouver leur emploi d’avant-guerre ou à défaut un autre.
Le 28 avril 1919 à 22h20, arriva en gare de Vaucresson, sévèrement gardée par des gendarmes, le premier convoi de plénipotentiaires allemands pour négocier les conditions du traité de paix ; le lendemain soir arriva le deuxième convoi. Ils furent transportés de suite à l’Hôtel des Réservoirs, proche du château de Versailles, par des voitures automobiles et des autobus parisiens requis à cet effet.
Ultérieurement, arrivèrent aussi en gare de Vaucresson, la délégation hongroise qui fut logée au Manoir Blésois, situé au rond-point du Centre (aujourd’hui place du général Leclerc) et la délégation turque qui fut logée à la Vaucressonnière, toute proche, actuellement caserne de la 2ème CRS.
Le traité de paix entre la France, ses alliés et l’Allemagne fut signé à Versailles dans la Galerie des Glaces du château le 28 juin 1919 ; les autres traités de paix étaient les suivants :
- Traité de paix avec l’Autriche, le 10 septembre 1919 à Saint-Germain.
- Traité de paix avec la Bulgarie le 27 septembre 1919 à Neuilly-sur-Seine.
- Traité de paix avec la Hongrie le 4 juin 1920 à Versailles.
- Traité de paix avec la Turquie le 10 août 1920 à Sèvres.
Le 14 juillet 1919 fut la première fête nationale célébrée depuis la fin de la guerre, quelques jours seulement après la signature du traité de paix avec l’Allemagne.
Une très importante revue militaire se déroula à Paris. Le défilé était ouvert par les maréchaux Joffre et Foch, à cheval. Elle débuta avenue de la Grande Armée, passa sous l’Arc de Triomphe de l’Etoile et se poursuivit avenue des Champs-Elysées. Elle comprenait des détachements de tous les pays alliés vainqueurs de la guerre et de toutes les armes de troupes françaises qui avaient contribué à la victoire ; le détachement français, qui était conduit par le maréchal Pétain, à cheval, était de loin le plus important.
A Vaucresson, cette fête nationale fur particulièrement importante. Elle débuta par un cortège qui partit du cimetière où l’on était venu chercher un jeune tilleul, qui, porté par quatre enfants des écoles, fut acheminé jusqu’à la place de la gare, où il fut solennellement planté au milieu de la pelouse qui se trouvait à l’est de la gare. Il fut nommé « Arbre de la Victoire » ; il est toujours à la même place mais il a beaucoup grandi depuis cette date. La fête se poursuivit toute la journée dans la joie retrouvée et se termina par un brillant feu d’artifices. Par la suite, la ville fit édifier au cimetière, le monument aux Morts qui s’y trouve toujours aujourd’hui. Il fut inauguré le 24 juillet 1921 et sur lequel sont gravés les noms des Vaucressonnais morts pour la France.
Ce récit, écrit en 1988, soixante-dix ans après ces événements, relate des souvenirs si extraordinaires qu’ils ne peuvent être oubliés par ceux qui en furent les témoins. Il est souhaitable qu’ils intéressent les écoliers de Vaucresson qui pourront se rappeler que les Vaucressonnais qui les vécurent, et beaucoup de ceux dont les noms sont gravés dans la pierre du Monument aux Morts, étaient d’anciens élèves de leur école communale de Vaucresson, ce dont ils peuvent tirer une légitime fierté.
Louis Facquet
Maire-adjoint à Vaucresson