Publié le 29 Août 2011
La 2ème Division Blindée du général Leclerc défile sur les Champs-Elysées – Août 1944.
En ce 67ème anniversaire de la Libération de Paris, le lieutenant-colonel Patrice Fichet, président du Comité de Colombes du Souvenir Français nous propose le témoignage du capitaine Jean Mauras, que nous saluons !
« Bien que ce récit puisse paraître à certains peu crédible, il existe encore certainement des témoins qui doivent se souvenir des événements, que ma mémoire (et surtout un carnet de route écrit au jour le jour depuis 1940), vont me permettre de relater aussi fidèlement que possible !
Les mêmes détracteurs diront aussi qu’il n’a rien de glorieux ! Mais une vie de soldat m’a appris que la guerre n’est pas faite que d’actes héroïques, et qu’elle réserve parfois des surprises et des actions qui, en temps de paix, seraient sans importance, pour ceux qui les commettent.
Après le débarquement à Utah Beach, le 1er août 1944, et la dure campagne de Normandie, mon unité de la 2ème DB (Division Blindée) arrive à Paris dans la matinée du 26 août. L’après-midi, c’est la remontée des Champs-Elysées jusqu’à l’Etoile dans une atmosphère de joie inoubliable, au milieu d’une foule de Parisiens en délire ! Mais la lutte continue car l’ennemi s’est retiré dans la banlieue, et nos unités livrent de durs combats. Ma mission présente comporte la charge fort lourde de ramener des dépôts américains des blindés aux unités engagées en remplacement des chars détruits au combat. Mission délicate, car le personnel dont je dispose ne permet que, selon la formule des marins, « d’armer » les véhicules. Autrement dit, chacun de nous conduit un engin démuni de son équipage de tireur, radio et chef de voiture, et de ce fait, à la merci d’une simple patrouille ou d’un blindé adverse en état de combattre.
Je dois exécuter les ordres reçus, mais conscient des risques qu’ils comportent, chaque fois que je le peux, accompagné d’un simple conducteur, je pars faire une reconnaissance de l’itinéraire que j’emprunterai par la suite avec ma colonne de véhicules.
C’est ainsi, qu’ayant reçu, dans la matinée, pour mission d’emmener des blindés à nos unités qui combat au nord de la capitale, je décide d’aller reconnaître une route sûre dans l’après-midi du 27 août 1944, avec un Dodge, piloté par le matelot Raymond Sicre. Mais, arrivés sur les quais de Seine, au niveau d’un pont (dont j’appris par la suite que c’était le pont de Gennevilliers), des éléments de circulation de notre division m’informent que nous ne pouvons pas aller plus loin, car les combats font rage à quelques kilomètres au nord. Et on ignore où sont les nôtres et les positions ennemies.
Déçu, je décide de retourner à mon cantonnement pour rendre compte de l’impossibilité provisoire d’exécuter la mission. Mais au lieu de prendre le chemin de l’aller, nous suivons la Seine par les quais… direction le bois de Boulogne ! Dans ma tête cependant, je vois mes camarades des chars qui combattent, et je me dis qu’il faut que je les aide en leur amenant ces engins neufs. Chemin faisant, nous arrivons devant un autre pont avec des panneaux : l’un indique Clichy-Paris, l’autre, en traversant le pont : Asnières, Bois Colombes, Colombes.
Il n’y a personne. Mais, en nous approchant prudemment, nous constatons que des chicanes sont toujours en place. L’heure tardive (plus de 18h) m’incite à prendre la direction de Clichy. Mais toujours au fond de moi se présente l’image des amis au combat… et mes chars de réserve ! La rue, déserte, soudain s’anime et nous sommes arrêtés. La vue de nos tenues et les insignes de la DB du véhicule dans un premier temps rassurent, puis déchaînent la joie autour de nous. Aux cris de « Leclerc », bientôt c’est la foule. Non sans peine, nous pouvons parler et demander des renseignements et soudain une idée folle traverse mon esprit toujours obsédé par la non-livraison de mes blindés. N’existe-t-il pas une possibilité de rejoindre la zone des combats de l’autre côté de la Seine ? A ma question, on me répond qu’il existe un axe « Colombes-Saint-Denis ». Mais que l’on ignore si la voie est libre et tenue pas les nôtres ! Les scrupules des risques à faire courir à mon fidèle Sicre sont balayés par une déclaration péremptoire : « Lieutenant, on y va ! ». Et c’est ainsi que nous franchissons le pont d’Asnières. La première chicane est libre, mais, soudain, au moment de passer la deuxième (sortie du pont) des hommes en armes nous entourent. L’émotion s’arrête de part et d’autre. Nous, en voyant les brassards FFI, eux, en reconnaissant des « Leclerc » : cris de joie, embrassades. Le scénario de tout à l’heure recommence et, au milieu du tumulte, j’obtiens le silence et je demande à nouveau des renseignements sur mon itinéraire de déviation. C’est alors que l’on me propose de me guider à travers Asnières vers Bois-Colombes. Mes FFI du pont ajoutent qu’ils n’ont rien vu : ni des Allemands, ni des Français, et que nous sommes les premiers « Leclerc » qu’ils accueillent ! Plus loin, on ne sait qu’une chose : qu’il règne un grand calme ! Et qu’il semble bien que les Allemands se sont retirés vers Saint-Denis. Ainsi se confirme à mes yeux l’interdiction qui m’a été faite au pont de Gennevilliers. Mon naturel m’a toujours porté à l’action, et ayant pesé le pour et le contre, ma décision prise, je m’y tiens, quoiqu’il puisse arriver ! Mais j’ai charge d’âmes car en cours d’attaque, que nous pourrions-nous faire, pratiquement sans armes… et un malheureux véhicule ? C’est à ce moment qu’intervient la folle inconscience de nos compatriotes. Dans l’exaltation et l’enthousiasme, chacun veut marcher vers l’inconnu ! Gagnés par cette folie collective, nous avançons au milieu d’une foule de plus en plus nombreuse. Notre pauvre camionnette surchargée roule lentement et partout, ce ne sont que des « Vive de Gaulle ! Vive Leclerc, vive la France ! ».
Toujours en tête mon leitmotiv « Colombes-Saint-Denis », je me souviens cependant avoir prononcé « Rue Guerlain » à Colombes, et ces mots entendus par nos guides font qu’après avoir traversé Bois-Colombes, nous atteignons la rue Guerlain ! Pourquoi cette rue plutôt qu’une autre ? Simplement parce que j’ai promis, trois mois plus tôt, en quittant Oran, à ma jeune femme (qui va rester seule) que si le hasard veut que je passe près de Paris, j’irai rassurer sa mère dont elle n’a plus de nouvelles depuis 1941. Et le hasard fait que je suis rue Guerlain où habitent depuis 1870 (date d’arrivée de son arrière grand-mère) la famille et la mère de ma compagne !
Je ne peux que l’embrasser et échanger quelques nouvelles car la rue est envahie par les voisins, et comme les « voyageurs » embarqués sont Colombiens, il faut limiter les effusions et aller à l’Hôtel de ville. D’où vient-il et où a-t-il été trouvé ce bien modeste drapeau tricolore du 14 juillet qui est accroché au balcon ? Mystère ! Mais ce dont je me souviens, c’est l’obligation de fêter à grand renfort de breuvages divers et variés l’événement « des Leclerc à Colombes » !
Qu’il me soit pardonné : mon axe « Colombes-Saint-Denis » est bien loin – mes idées encore relativement nettes me font admettre qu’à l’heure du moment (plus de 20h), il est hors de question d’aller le reconnaître ! De plus, mon fidèle matelot et la majorité des mes « guides » occasionnels sont hors d’état de conduire, ou de m’indiquer une route quelle qu’elle soit.
Un dernier « pot » et un dernier « vivat » et je songe à prendre le volant et le chemin du retour. De mes souvenirs d’avant-guerre, il me revient à l’esprit, que lorsque je venais en permission voir ma fiancée, je prenais entre Paris et Colombes une ligne de trolleybus, qui partait de la vieille église. Je dois promettre à nos admirateurs de revenir pour m’obliger à tenir ma promesse, certains veulent m’accompagner. Il est vrai que la plupart, rendus euphoriques tant par la joie, l’exaltation, que par les libations me suivraient au bout de la Terre si je le proposais. C’est ainsi qu’avec mon guidage de caténaires « Colombes-Porte de Champerret » j’emmène mon chargement humain au Bois de Boulogne fort tard dans la nuit.
Le lendemain, dès que mes idées sont clarifiées, je pars rendre compte « qu’il est risqué d’emmener des blindés sans équipage en renfort, mais qu’il peut y avoir une possibilité par une rocade « Colombes-Saint-Denis » d’approcher au plus près de la zone de combats ». Il m’est répondu que la mission est provisoirement suspendue – et il me semble que l’on ne tient pas compte de mon renseignement. Quelque peu décontenancé, je reviens à mon cantonnement et retrouve mon matelot, mes compagnons (et compagnes, car je dois préciser qu’elles sont présentes et aussi enthousiastes que les Colombiens) de la veille…
Il faut bien se résoudre à ramener tous ces gens, d’autant qu’il y a parmi eux des jeunes adolescents et adolescentes !
Cette fois, la route indiquée passe par le pont de Neuilly, La Défense, Courbevoie, La Garenne-Colombes. Inutile de préciser que partout, ce n’est qu’effusions, embrassades… Tous veulent nous retenir, mais pour moi, il me faut arriver à Colombes. Ayant quitté le bois à 13h30, nous n’arrivons à l’église de Colombes qu’à 15h30 ! Mais en écrivant le mot « délire », je suis en dessous de la vérité. Voici ce que j’écris sur mon carnet de route : « 15h30. Arrivée à Colombes. C’est du délire ! Une masse de gens monte sur le Dodge (dont les arceaux, entre parenthèses, se sont brisés) et on traverse la ville en tous sens. Pour pouvoir être libre auprès de ta mère, je dois promettre de rejoindre les gens qui assaillent la camionnette ».
Tournées de cafés, du presbytère pour une fête de la Croix-Rouge. Et chaque fois, nous devons à nouveau boire à la santé des Alliés, de de Gaulle, de Leclerc… Effusions, ovations, photographies (dont hélas je n’ai jamais pu avoir d’épreuves). Il nous faut parler, répondre à des milliers de questions et toujours… trinquer ! Je me souviens d’un monsieur âgé, des immeubles en briques de l’avenue Paul Bert, qui veut à toutes forces « boire avec les libérateurs » la bouteille de champagne qu’il a conservé pendant l’Occupation pour cela !
Aux environs de 20h, je peux enfin retrouver la rue Guerlain. Mais « nos épreuves » ne sont pas terminées, car tous les amis du quartier viennent aux nouvelles et chacun de demander ce qu’est devenue ma femme, comment se passe notre vie en Afrique du Nord depuis 1941…
C’est un véritable interrogatoire auquel, malgré la fatigue, nous répondons du mieux possible. Chacun boit nos paroles, veut nous approcher : le pompon de mon fidèle Sicre résiste cependant à l’assaut… mais à quel prix !
On réussit à prendre un peu de nourriture chez les voisins, mais notre Dodge est toujours occupé par nos admirateurs. Et pour les satisfaire, nous devons encore une fois faire un tour d’honneur à grand renfort de klaxon, hurlements, cris divers, dans la ville. Le malheureux véhicule est aussi chargé « qu’une voiture de métro aux heures de pointe, lorsqu’un incident a ralenti la cadence de passage des rames ». Tard dans la nuit, nous rejoignons Paris.
C’est ainsi, qu’avec Raymond Sicre : un officier et un marin du régiment blindé des fusilliers marins de la Division Leclerc furent les premiers militaires alliés à rentrer dans Colombes, sans l’avoir prévu, en ces deux journées d’août 1944, qu’ils n’oublieront jamais ».
Capitaine Jean Mauras.