1 – 150 ans ont passé
Près de 150 ans ont passé depuis le discours d’Ernest Renan prononcé à la Sorbonne (« Qu’est-ce qu’une nation ? »). Comment ce concept mémoriel a-t-il traversé le temps ?
Pour analyser cette évolution, il nous appartient d’abord de comprendre comment se construit « la mémoire nationale ». Pour qu’une mémoire nationale s’inscrive dans notre vie quotidienne, il faut quatre composants : des deuils, des héros, des outils et des acteurs.
Prenons l’exemple de la Grande Guerre :
Le deuil est immense : près de 1 400 000 soldats Morts pour la France.
Les héros, ce sont les maréchaux, les hommes politiques qui « ont bien mérité de la patrie » mais aussi la multitude des héros secondaires (ceux qui se sont illustrés à un moment fort des combats – Vaux, Douaumont, la Marne…)
Les outils existent, ce sont les cérémonies et plus particulièrement la journée nationale du 11 novembre (imposée par les anciens combattants au gouvernement qui n’en voulait pas), mais aussi les milliers de cérémonies « territorialisées », les lieux patrimoniaux, les tombes, les nécropoles, les monuments, les stèles, les plaques commémoratives, les outils de sensibilisation (timbres, pièces de monnaies), les outils de transmission (livres, films, cours d’histoire).
Les acteurs enfin. Pour qu’une mémoire s’impose dans un pays démocratique il est nécessaire que des acteurs non étatiques la prennent en charge. Pour la Grande Guerre, ces acteurs ont été les anciens combattants. Imaginons-nous ce que furent les années 1930 où près de 6 millions d’hommes se revendiquaient comme anciens combattants ? Imaginons-nous la force d’associations dont certaines regroupaient près d’un million d’adhérents ? Ils ont été les acteurs d’une mémoire qui s’est imposée partout et qui a dessiné le paysage mémoriel de la France contemporaine. Sur les quatre composants c’est donc le quatrième, les acteurs, qui dans une nation démocratique est le plus important.
Or, l’évolution de ces acteurs dépend de la démographie. Comment dès lors évolue la mémoire en relation avec la démographie des acteurs ? En trois temps.
D’abord il y a le Temps du Souvenir. Les acteurs nombreux imposent le souvenir qu’ils souhaitent faire partager à la Nation. Ce Temps du Souvenir, c’est celui du sacré, le temps des cérémonies sobres où le silence est de rigueur, le temps du patrimoine funéraire où le recueillement s’impose, le temps du livre de témoignages où les pages qui divisent sont occultées.
Ensuite il y a le Temps du Témoignage. Les acteurs moins nombreux sont confrontés au devenir de la mémoire qu’ils ont créée. C’est le temps des rencontres avec les scolaires, celui des voyages mémoire, celui aussi des musées-mémoriaux. Le duo enseignant-ancien combattant s’impose.
Enfin, c’est le Temps de l’Histoire. Les acteurs fondateurs ont disparu. Les mémoires qu’ils ont mises en place s’étiolent. L’histoire remplace le souvenir, la recherche remplace le témoignage, le bruit remplace le silence. Tout devient possible. Le monument aux Morts cède la place au monument pour la Paix, le recueillement se transforme en « rush juvénile », la musique militaire en rap moderniste. L’historien s’impose comme l’acteur principal de ce nouveau temps. Il est partout, de toutes les actions et devient le conseiller des décideurs.
Tout cela serait simple si les ruptures entre chacun de ces trois temps étaient franches. Or tel n’est pas le cas.
Cent ans après la Grande Guerre, certains Français vivent encore dans le Temps du Souvenir. Il s’agit en particulier des associations d’anciens combattants qui portent la tradition des associations originelles, mais il s’agit aussi de tous les Français qui ont retrouvé leurs racines familiales, ces grands-pères, grands oncles ou arrières grands-pères, qui ont combattu à Verdun et qu’ils redécouvrent avec fierté. Pour ces Français-là, le Temps du Souvenir est encore proche et ils ne comprennent pas que d’autres soient déjà dans le Temps de l’Histoire.
Mais si la démographie des acteurs est l’élément central de l’évolution des politiques mémorielles, d’autres facteurs d’évolution conditionnent également la mémoire.
Citons d’abord l’économie. Entre Ernest Renan et aujourd’hui il y a le marché. Au temps d’Ernest Renan, la mémoire ne s’inscrivait pas dans l’économie marchande. Les cérémonies étaient austères, les pèlerinages économes, les nécropoles et monuments sobres. Aujourd’hui, la mémoire est entrée dans le marché. La cérémonie est scénographie, le monument est musée, le pèlerinage est tourisme de mémoire. Les budgets explosent : les entreprises de communication et de création s’imposent comme acteur du mémoriel.
Ensuite, la communication. Entre Renan et aujourd’hui il y a la médiatisation. La mémoire du temps d’Ernest Renan s’inscrivait dans les pages des journaux locaux puis dans les informations des journaux télévisés des antennes régionales. Aujourd’hui, la mémoire n’a de valeur que si elle génère la retransmission télévisée en direct et les suppléments des hebdomadaires généralement publiés largement en amont de l’événement, ce qui affaiblit d’autant la force des journées mémorielles. Le journaliste d’investigation se transforme en historien. Les pages contestées de l’histoire s’imposent à travers « ce que l’on vous a toujours caché ».
Puis, le sociétal. Au temps d’Ernest Renan, les acteurs de mémoire sont des bénévoles. Militants associatifs, ils portent le souvenir comme une passion. Les porte-drapeaux sont l’expression la plus visuelle de ce militantisme bénévole. Par tous les temps, ils se rassemblent devant les monuments aux Morts afin d’incarner la France. Aujourd’hui, même si le bénévolat demeure fort, les salariés de la mémoire ont pris une grande place. Salariés des musées, des offices du tourisme, des missions mémorielles, des centres culturels, des universités, sont devenus des acteurs des politiques mémorielles.
Enfin, vient le Temps des Victimes. La Shoah, l’esclavage, le génocide arménien ont imposé le Temps des Victimes. Ce temps est partout à l’œuvre. Et le type des commémorations qu’il engendre est bien différent du schéma originel d’Ernest Renan. Il suffit pour s’en convaincre de lire le très beau discours prononcé par Jacques Chirac à l’occasion de la réception du Comité pour la mémoire de l’esclavage, le 30 janvier 2006.
Alors qu’Ernest Renan magnifie les héros, Jacques Chirac glorifie les victimes : « Ce travail (de mémoire) nous devons l’accomplir pour honorer la mémoire de toutes les victimes de ce trafic honteux ». Face à Ernest Renan qui préconise le tri mémoriel, Jacques Chirac défend le tout mémoire : « la grandeur d’un pays c’est d’assumer toute son histoire ». Enfin, alors qu’Ernest Renan redoute les historiens, Jacques Chirac les mobilise : « Nous devons également développer la connaissance scientifique de cette tragédie ».
La hiérarchie des quatre composants est bousculée, les victimes sont supérieures aux héros, même s’ils ne sont pas oubliés comme les Justes ; les outils mémoriels se diversifient avec l’utilisation massive de l’outil judiciaire ; les journalistes et en particulier les journalistes d’investigation deviennent les acteurs principaux de cette nouvelle politique ; les historiens universitaires en deviennent les « penseurs ».
Face à cette évolution, il appartient au gouvernement de définir la politique mémorielle de la Nation française du XXI siècle. Au sein de cette politique, Le Souvenir Français tiendra toute sa place.
2 – Quelle politique pour Le Souvenir Français ?
Le Souvenir Français a été créé en 1887. Je me plais à rêver que son créateur François-Xavier Niessen l’a porté sur les fonts baptismaux après avoir lu l’ouvrage d’Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une Nation ? », publié cette même année. Car Le Souvenir Français inscrit son action dans le schéma décrit par l’écrivain républicain. L’article premier des statuts de notre association en est la claire illustration :
« Le Souvenir Français a pour objet :
1° De conserver la mémoire de ceux et de celles qui sont Morts pour la France au cours de son histoire ou qui l’ont honorée par de belles actions, notamment en entretenant leurs tombes ainsi que les monuments élevés à leur gloire, tant en France qu’à l’étranger.
2° De transmettre le flambeau aux générations successives en leur inculquant, par le maintien du souvenir, le sens du devoir, l’amour de la patrie et le respect de ses valeurs ».
Depuis 1887, Le Souvenir Français a poursuivi sa tâche, dans la discrétion de ses adhérents. Tous bénévoles, tous passionnés de la France, tous fiers de l’histoire de leur association. En ce début de XXIe siècle alors que la mémoire nationale est contestée par certains, Le Souvenir Français affirme son enracinement et sa volonté autour de sept grands engagements.
Le premier sonne comme un défi : Redonner aux Français la fierté de leur histoire nationale. Nous savons que les jeunes d’aujourd’hui doivent comprendre ce qu’est le monde dans lequel ils vivent, mais nous savons aussi que dans ce monde, ils ne trouveront leur place que s’ils s’enracinent dans leur nation. Le Souvenir Français sépare de manière forte l’histoire et la mémoire. Nous faisons le choix d’une mémoire qui favorise le rassemblement des Français et leur donne une fierté partagée.
Etre fier de son histoire, c’est être fier de ceux qui l’ont fait, de Clovis à Jeanne d’Arc, des rois aux révolutionnaires, de Napoléon à Jules Ferry, de Clemenceau à De Gaulle, de Guy Môquet à Jean Moulin, de De Lattre à Leclerc. Redonner aux Français la fierté de leur histoire, c’est le premier engagement et le premier défi que souhaite relever Le Souvenir Français.
Le deuxième engagement est de favoriser le croisement entre trois mémoires : les mémoires familiales, les mémoires locales et la mémoire nationale. Alors que l’idée de Nation s’affaiblit, il est essentiel pour nous de refonder le socle mémoriel sur lequel repose l’histoire de chaque Français. Et pour cela, nous souhaitons donner un destin à chaque Mort pour la France. C’est l’engagement que nous avons pris en lançant la géolocalisation des tombes des Morts pour la France dans les cimetières communaux français. 400 000 combattants Morts pour la France sont aujourd’hui inhumés dans nos cimetières communaux, transférés à la suite de la Première Guerre mondiale, de la guerre d’Indochine et de la guerre d’Algérie, et aussi aujourd’hui des combats des OPEX. Ces 400 000 tombes familiales ne jouent aucun rôle dans nos politiques mémorielles. Or chacun de ceux qui y reposent porte témoignage de notre histoire. Ce sont ces destins individuels que nous souhaitons valoriser. Nos cimetières doivent s’imposer comme des lieux où s’apprend l’histoire. Le grand pari de la géolocalisation des tombes est celui du croisement des trois mémoires.
Le troisième engagement est celui du patrimoine. La France est le pays du patrimoine combattant. Mémoriaux, monuments, stèles et plaques commémoratives des guerres sont au nombre d’un million : quelques milliers de mémoriaux, plus d’une centaine de milliers de monuments, plusieurs centaines de milliers de stèles et de plaques. Chacun de ces « objets » mémoriels a été au moment de sa création un objet vivant, devant lequel des cérémonies étaient organisées. Ce patrimoine entre en déshérence. A l’image de nombreuses tombes familiales de « Mort pour la France », il peut disparaitre. Sur les façades de nos immeubles, les plaques rappelant un acte de résistance, ou la mort d’un héros disparaissent au moment des ravalements. Dans nos campagnes, les stèles perdues dans la végétation s’éloignent de nos regards. A ces disparitions s’ajoutent les vols mémoriels. Le patrimoine combattant de la France est en danger et cela d’autant plus que le développement du tourisme de mémoire met en place une hiérarchie au sein de ce patrimoine. Ce tourisme est à la mode. Pour de nombreux départements, il apporte l’espérance d’un développement économique. Le tourisme de mémoire impose cependant une hiérarchisation des sites, les sites à exploitation touristique étant sauvegardés et mis en valeur, les autres oubliés.
La sauvegarde du patrimoine combattant de la France constitue un autre défi auquel s’attelle Le Souvenir Français.
Le quatrième engagement est celui de la refondation du calendrier commémoratif français. Le calendrier commémoratif national s’est densifié. Il regroupe aujourd’hui 14 journées commémoratives nationales dont la création a été votée par le Parlement, et parmi elles 8 ont été créées depuis 1993.
Serge Barcellini
Contrôleur général des armées
Président Général du Souvenir Français