Né le 22 janvier 1917 à Colombes, Jean-Louis Crémieux-Brilhac est mort à Paris le 8 avril 2015.
Cour des Invalides, le 15 avril 2015, discours de François Hollande, président de la République :
« Nous sommes rassemblés ici, autour du cercueil de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, parce que c'était un grand Français, disparu après une longue vie mise au service de la République, qui lui avait d'ailleurs décerné, avant qu’il ne meure, la Grand Croix de la Légion d’Honneur.
Jean-Louis Crémieux-Brilhac était un homme de devoir, il l’avait montré. C’était un homme de savoir, il le démontrait. Avec le temps, il était devenu un homme de mémoire.
De son époque, longue, il avait tout vu, tout vécu, tout connu : le premier et le second Conflit mondial ; les camps de prisonniers allemands et les prisons soviétiques ; à 20 ans, il avait rencontré André Malraux et Stefan Zweig ; à 30 ans, il avait servi le Général de Gaulle à Londres ; à 40 ans, il avait suivi Pierre Mendès-France au pouvoir. Jusqu’à la fin de sa vie, il continuait d’écrire l’Histoire, après l’avoir faite.
Jean-Louis Crémieux était un enfant de la République, c'est ainsi qu’il se définissait lui-même. Dans sa famille, on était républicain, évidemment, et citoyen, passionnément. Son père était un professeur, mais c’était aussi un ancien combattant de la Grande guerre. Il avait emmené son fils, Jean-Louis, aux obsèques d’Anatole France et du Maréchal Foch, comme pour réconcilier la France.
Adolescent, il a vu la montée des périls et la France s’enfoncer dans ses querelles. De son éducation, il avait retenu qu’il n’y avait rien de plus digne que de servir la collectivité, et c'est cette passion civique qui l’aura finalement guidé tout au long de son existence.
Il se destinait à devenir historien, et c'est l’Histoire qui l’a rattrapé. En 1940, il est mobilisé, il se bat avec courage lors de la campagne de France, mais il n’a pas le temps, pas le temps de sauver son pays. Il voit le spectacle de l’effondrement, de l’abaissement, et c'est cette situation éprouvante qu’il a voulu comprendre, pour en déchiffrer les raisons.
Il a dénoncé tant de fois cette France anémiée, divisée, rongée par le défaitisme et la tentation de l’extrême. Il en avait tiré une conviction, elle était simple : c'est lorsque la France doute d’elle-même, lorsqu’elle se renferme, lorsqu’elle se referme, qu’elle cesse de se projeter, que la France cesse d’être la France.
En pleine débâcle, lui, il avait tenu sa position. Ensuite, prisonnier en Allemagne, puis retenu en Russie, il parvint à rejoindre Londres, après un périple de plus de huit mois, avec 185 autres Français. Ils furent pour le Général de Gaulle, à Londres, l’un des plus importants renforts depuis les hommes de l’île de Sein.
Libre et Français, Jean-Louis Crémieux l’avait toujours été. A Londres, il devint Crémieux-Brilhac. Brilhac, un pseudonyme qu’il avait choisi, en souvenir de la rue où, en mars 1940, il avait vécu les premières semaines de son mariage avec sa femme Monique.
Pour parler de la France libre, Jean-Louis Crémieux-Brilhac aimait à emprunter les mots de Stendhal sur l’armée d’Italie de 1796. « On n’y eut pas trouvé 30 000 hommes, ayant plus de 30 ans. J’ajouterais, disait-il, une parole imprudente : ils n’étaient pas des gens du monde. » C’était la France des volontaires venus à Londres et aussi de l’Afrique, ces 30 000 volontaires de l’Empire qui formaient la moitié des troupes du général de Gaulle. C'est cette France-là que Jean-Louis Crémieux-Brilhac a voulu sortir de l’oubli, lorsqu’il a publié 1 500 pages de l’histoire de la France libre.
Il a montré comment le Général de Gaulle a constitué cette utopie combattante « avec des bouts d’allumettes ». Il a raconté comment elle est devenue cet élan fantastique insufflé dans le corps rompu de la France. Il a rappelé qu’elle fut aussi une extraordinaire régénération politique, la matrice où la République s'est réinventée à la Libération plus sociale et plus démocratique.
Dans cette petite République fraternelle de la France libre, Jean-Louis Crémieux-Brilhac était le responsable de la propagande. Il écoutait les émissions de l’ennemi, il recevait les nouvelles du front, et les rediffusait vers la France occupée.
Tous les mois, il rédigeait un bulletin à l’intention de Rex, le chef de la Délégation générale clandestine. Longtemps, il a ignoré qui était Rex et qui se cachait derrière ce pseudonyme, pour découvrir ensuite qu’il s’agissait de Jean Moulin.
En février 1944, il écrivit un article qui dénonçait l’extermination de trois millions de juifs d’Europe de l’Est « dans des chambres asphyxiantes ». Il fut hélas l’un des premiers à alerter. Lorsque le jour du débarquement est venu, il eut cet honneur de rédiger les messages de la BBC, à l’intention de l’opinion française.
Dans cette période exaltante qui marqua sa vie, il considéra qu’il n’avait qu’un regret, celui de ne pas avoir connu la clandestinité. Il aurait dû en effet être parachuté sur le maquis de l’Ain, à l’été 1944, avec deux officiers, l’un américain et l’autre anglais. L’Anglais ne s’était pas présenté à l’heure, et le rendez-vous fut manqué, et il dut attendre Paris libéré pour participer à son tour à la libération de notre pays.
La guerre terminée, Jean-Louis Crémieux-Brilhac devint fonctionnaire, avec une belle idée : promouvoir et diffuser le savoir. Il imagina alors en 1945 la Documentation française, pour que la reconstruction du pays se fasse aussi par la connaissance. Il voulait une maison d’édition de service public, créée pour donner aux citoyens, des faits, des chiffres, des analyses, des outils de compréhension sur les grandes questions, économiques, sociales, diplomatiques, politiques.
Il voulait créer un instrument d’information, de transparence, de réflexion, pour une République moderne. Il ne s’agissait plus de propagande comme sous la France libre, il s’agissait de connaissances, de savoir, d’information.
Il s’attacha à cette maison de la Documentation française, pendant plus de 30 ans. Il en fut le dirigeant. Il l’a modernisée, informatisée, représentée. Pour toute une génération de responsables publics, de fonctionnaires, dont je suis, il a été l’âme de la Documentation Française, celui qui a porté cette volonté inédite de l’Etat de s’ouvrir aux débats publics et d’aider à la compréhension du monde.
L’homme qui incarnait à ses yeux cette République moderne, transparente, exigeante, savante, c’était Pierre Mendès-France. Jean-Louis Crémieux-Brilhac fut auprès de Pierre Mendès-France celui qui définit la stratégie publique pour la recherche en France. Il pensait que ce qui faisait la force de la France, c’étaient ses savants, c'était la science, c’était cette capacité à découvrir.
Il travailla pour promouvoir cette belle idée du progrès, à travers l’Association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique. Il le fit avec Jacques Monod, le futur prix Nobel. Cette association était originale : elle était composée d’industriels, de chercheurs, de syndicalistes. Elle était placée sous le haut patronage de Pierre Mendès-France et fut un aiguillon pour les pouvoirs publics.
Jean-Louis Crémieux-Brilhac en fut le secrétaire général, et à ce titre, il fut associé, tout au long de la Vème République, avec le Général de Gaulle, puis Georges Pompidou, aux grandes réformes scientifiques : la création de la Délégation générale de la recherche scientifique, la modernisation des universités, le développement de secteurs jusqu’à lors délaissés comme la biologie, les recherches médicales, l’agronomie. Tout cela est dû aussi à la promotion de la science dont Jean-Louis Crémieux-Brilhac fut un des acteurs.
En 1986, il prit sa retraite du Conseil d’Etat, et s’ouvrit pour lui une nouvelle carrière, celle dont il avait rêvé, jeune : historien. Historien parce qu’il voulait expliquer, chercher, comprendre, éclairer le présent en cherchant dans le passé ce qui avait pu nous encombrer, nous entraver ou au contraire, nous élever.
Il revint régulièrement sur « les Français de l’an 40 ». Il y a consacré huit ans de sa vie, et il ne voulait, pour être exhaustif, pour n’oublier personne, aucun fait, aucun visage, il voulait accomplir ce travail, en mémoire de ses frères d’armes de la France libre. Il voulait aussi tout montrer. C'est ainsi que Crémieux-Brilhac, à la fin de sa vie, fut aussi producteur de documents, réalisateurs de documentaires audiovisuels, toujours avec cette même passion : ressusciter l’Histoire et mobiliser les générations d’aujourd'hui, pour qu’elles soient à la hauteur des précédentes.
Il s’attachait aussi à des personnages qu’il avait lui-même connus. En 2010, il publia une biographie de Georges Boris. Georges Boris, une grande figure républicaine, qu’il avait connu à Londres, et qui avait successivement servi Léon Blum, Charles de Gaulle et Pierre Mendès-France. C'est pour ce livre consacré à Georges Boris son ami qu’il obtint la récompense qui lui toucha davantage le cœur que l’esprit. C’était le prix d’Histoire du Sénat, parce que ce prix avait une valeur particulière pour lui, c’était la reconnaissance par les historiens, de son travail d’historien.
Aujourd'hui, Jean-Louis Crémieux-Brilhac est dans l’Histoire. Nous sommes autour de lui, dans cette Cour d’honneur de l’Hôtel des Invalides, où il a accompagné lui-même tant de Français libres, tant de compagnons de lutte.
Le 10 avril 2012, j’y étais, c'est lui qui prononçait l’éloge funèbre, ici, de Raymond Aubrac. Le 7 mars 2013, c'est lui aussi qui prononça le discours en hommage à Stéphane Hessel. A chaque fois, c’était le même mot qui revenait dans sa bouche, celui de fraternité. La fraternité d’âme des derniers témoins, de ceux « qui connaissent tellement plus de morts que de vivants ».
Au moment de dire adieu à son ami Raymond Aubrac, Jean-Louis Crémieux-Brilhac avait retrouvé les derniers mots de la Complainte du partisan, d’Emmanuel d'Astier de La Vigerie : « Hier encore nous étions trois / Il ne reste plus que moi / Et je tourne en rond / Dans les prisons des frontières / Le souffle sur les tombes / La liberté reviendra / On nous oubliera / Nous rentrerons dans l’ombre ».
Jean-Louis Crémieux-Brilhac ne rentrera pas dans l’ombre, parce qu’il était une lumière. Jean-Louis Crémieux-Brilhac avait connu tant d’événements, avait connu tant de personnages, avait connu trois Républiques et quinze présidents. Il en avait gardé comme une forme de détachement, et en même temps d’engagement.
Dans sa vie, longue, il s’était fait un devoir, qui se résumait dans cette belle phrase, que je laisse à la méditation des plus jeunes : « Quand on habite la patrie des Droits de l’Homme, on a une responsabilité, celle de l’engagement ».
Jean-Louis Crémieux-Brilhac s’est engagé tout au long de sa vie, et c'est ce message-là, ce message de l’engagement, qu’il nous laisse aujourd'hui, et que nous entendons encore ».
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