André Labour (à dr.), Délégué général du Souvenir Français et le colonel Pierre Keraudren.
Début de carrière.
Engagé pour trois ans en septembre 1953, et alors âgé de 19 ans, je rejoins l’Ecole d’Application de l’infanterie à Saint-Maixent où je suis affecté au peloton des élèves sous-officiers d’active (ESOA). J’en sors en juin 1954, après avoir été nommé au grade de sergent.
Les affectations sont depuis toujours faites suivant le rang de sortie de l’école. Pour ma part, cela allait être le 1er régiment de tirailleurs algériens (1er RTA) dont la garnison était à Blida, au sud d’Alger. Après une traversée en avion de Marseille à Alger, je rejoins le régiment avec une dizaine de camarades, venant comme moi de l’école, le 5 juillet 1954.
Ce choix n’est pas un hasard : j’avais été influencé par des lectures sur la conquête et la pacification de l’Algérie, de même que par des témoignages et des ouvrages de grands anciens. Je vivais, à ma façon, le rêve saharien !
Nous sommes alors reçus par le commandant du régiment. Il s’agit du colonel de Rocca-Serra, un Corse qui deviendra par la suite général. Nous voilà, nous les nouveaux, maintenant répartis entre les trois bataillons. L’effectif d’un bataillon de cette époque équivaut à celui d’un régiment actuel (avec quatre compagnies de combat et une compagnie de commandement). Le bataillon qui m’échoit est le 9e, situé à Miliana, au-dessus d’Affranville et de la plaine du Chéliff, sur les pentes sud du Zaccar. Le 9e bataillon doit son nom au fait d’avoir repris les traditions du 9e RTA, qui avait participé, dix ans auparavant, à la libération de Marseille et de la France, sous l’impulsion de son ancien chef de corps, un général énergique du nom de Monsabert, alors à la tête de la division (3e division d’infanterie algérienne).
Donc, ce 8 juillet 1954, me voilà avec mon camarade Jaffeux, au sein du 9/1er RTA, et c’est dans cette unité que je devais effectuer mon séjour en Algérie, à l’exception d’un détachement de quelques temps dans le noyau actif d’un bataillon de rappelés d’Algérie. J’allais connaître, entre cet été là et la Toussaint 1954, les derniers moments de paix de l’Algérie française.
En effet, les « événements », comme ils sont alors appelés, débutent à la Toussaint et l’insurrection ne cessera de se développer jusqu’à mon départ en septembre 1957, pour le Peloton de l’Ecole Spéciale Militaire Interarmes, afin de préparer le concours d’officier (cette école, aujourd’hui dissoute, était installée à Strasbourg).
Il n’est pas question pour moi de décrire en entier mon séjour en Algérie, mais de présenter quatre moments qui m’ont marqué :
L’opération de l’Oued Hallal, près de la frontière tunisienne, le 31 mars 1955 ;
- L’embuscade de Souk El Arba le 29 juillet 1956 ;
- L’opération des Ouled Naïls, le 5 avril 1957 ;
- La trahison du lieutenant Benchérif, le 28 juillet 1957.
L’opération de l’Oued Hallal.
A mon arrivée au bataillon, je suis affecté à la 3e compagnie qui est commandée par le capitaine Mazagot. Par suite des événements de Tunisie, le régiment avait envoyé là-bas une compagnie de combat pour laquelle le bataillon a fourni une section d’intervention. Celle-ci est commandée par le lieutenant de Pontual, qui par la suite prendra la tête de la 1ère compagnie. Elle rentre à Miliana le 18 août 1954.
Dès la Toussaint, mon bataillon devient « bataillon de marche » et participe à des opérations en Kabylie, et ce jusqu’à la Noël. J’ai le souvenir des opérations « Genévrier » (cuvette d’Azrou) et Tourterelle (région de Dellys à Tizi Ouzou). Nous y subissons nos premières pertes, dont celle du sous-lieutenant Tarrit, le 22 décembre 1954 (il était de la promotion « Union Française »).
Le 15 janvier 1955, mon bataillon rejoint les Aurès. Ma compagnie occupe un poste situé dans la montagne au nord-est de Biskra. Il est accolé au village d’Oulach en pays Chaouia. Nous effectuons dans ce secteur plusieurs opérations. Pour cela, notre unité est constituée en compagnie légère montée, avec de nombreux mulets. Ce séjour est marqué par la mort du sergent-chef Dambraine, ancien parachutiste de la France Libre, tué dans une embuscade de convoi le 1er mars 1955. Le 25, le bataillon rejoint le secteur de Tébessa au pied des Nementchas. Le 30 mars, nous sommes au poste de Guentis, près de la frontière tunisienne. Nous devons relever le 15e bataillon de tirailleurs algériens.
Le lendemain est déclenchée l’opération de l’Oued Hallal, connue grâce au livre de Pierre Closterman, ancien pilote de la France Libre, rappelé en Algérie. L’ouvrage s’appelle « Appui feu sur l’Oued Hallal ». Je faisais partie des fantassins qui se trouvaient au fond de l’oued, avec mes camarades du 9e et du 15e BTA. Le 9e a, à sa tête, le commandant Rieu-Boussut, ancien de 39-45 et de l’Indochine, et qui connait bien nos unités pour avoir servi au 7e RTA. Il va exercer son commandement pendant pratiquement tout mon séjour. L’opération se déroule sur plusieurs jours. Elle est rendue d’autant plus épuisante que nous avons de la pluie et même une tempête pendant toute sa durée. Nous sommes « trempés jusqu’aux os » ! Il est bien loin mon Sahara ! Le froid et la pluie éprouvent tellement les hommes que nous connaissons plusieurs morts dont un par congestion.
Nous sommes accompagnés de gendarmes mobiles, détachés au bataillon pour permettre le contrôle des mechtas. L’un d’eux, un maréchal-des-logis chef, qui a fait les campagnes de France et d’Allemagne en 1944 et 1945, et a également commandé une compagnie de supplétifs en Indochine, nous déclare qu’il n’a jamais eu aussi froid depuis l’hiver 1945 en Alsace.
L’opération approchant de sa fin, des feux sont allumés pour nous permettre de nous réchauffer. Il y a là comme un air de retraite de Russie de la Grande Armée. J’ai le souvenir d’avoir vu passer près de moi un camarade accroché à la queue d’un mulet : il marche les yeux fermés ! Il est grand temps pour nous de rejoindre le poste pour relever le 15e. Nous sommes au bout de nos forces.
La veille de l’opération, j’ai fait la connaissance du sergent d’ordinaire de ce 15e BTA. C’est un breton, comme moi. Il s’appelle Le Boulch’ et est originaire de Lannion où j’ai eu son frère aîné comme répétiteur au collège Félix Le Dantec. Le monde est petit. Il m’offre un bon repas à base de beefsteaks et me fait dormir sur un tas de toiles de parachutes.
Quelques jours plus tard, nous relevons donc le 15e qui a reçu une nouvelle affection. Nous prenons possession des lieux qui vont devenir notre camp et notre refuge pendant de longs mois. A l’automne 1955, je suis détaché dans un bataillon de rappelés d’Algérie, bataillon connu car l’un de ses cadres, l’aspirant Maillot, le quitte à bord d’un camion chargé d’armes, pour rejoindre les rebelles dans l’Ouarsenis. Il a pris soin préalablement de désarmer les soldats qui sont sous ses ordres. Il sera tué quelques semaines plus tard, au cours d’une opération.
A l’issue de cette affectation, je suis détaché dans un bataillon de marche du train. Je suis l’adjoint du chef de section et participe à l’entraînement des jeunes venant de métropole. Le 7 mai 1956, ma mission étant terminée, je rejoins la 3e compagnie du 9e BTA.
L’embuscade de Souk El Arba.
Un jour, revenant à la base arrière, à Miliana, base que nous partageons avec le bataillon du train, un appelé de la section qui était encore la mienne quelques semaines plus tôt, me tombe dans les bras en pleurant, alors que je viens de descendre de camion. Il m’apprend que sa section a été totalement anéantie, à la suite d’une embuscade. L’unité était commandée par un sous-lieutenant de réserve, provenant de l’Ecole Centrale. Je le connaissais bien. Aujourd’hui encore, je le revois nous faisant défiler aux accents du chant des Africains, diffusé par un tourne-disque posé sur un tabouret. Ce rescapé ne doit son salut qu’au fait qu’il a été admis à l’infirmerie peu de temps auparavant. C’est un Breton de Paris, travaillant aux usines Citroën.
Ma compagnie se trouve alors au poste du Bordj Okriss, à l’est d’Aumale. Le bataillon est devenu unité de réserve générale de la 20e division d’infanterie. Nous recevons l’ordre de nous déplacer pour occuper le poste de Souk el Arba (ce qui signifie littéralement « le marché du mercredi »). Je revois les tailleurs en plein air faisant fonctionner leurs machines à coudre Singer à pédale et les bouchers avec la viande couverte de mouches…
Un changement majeur a été opéré dans l’organisation de la compagnie : nous hébergeons le commando du bataillon (il ne s’appelle pas encore « commando de chasse »). Il représente l’équivalent de deux sections de combat, soit la moitié de l’effectif de combat de la compagnie. Celle-ci comprend aussi deux sections de combat classiques et une section de commandement. Elle est dirigée par le capitaine Daniès, ancien adjoint du capitaine Mezagot. Il a fait le siège de La Rochelle en 1944-45 et deux séjours en Indochine. C’est un officier expérimenté.
Le commando est sous les ordres du sous-lieutenant Morel-Vitré, ancien parachutiste d’Indochine, qui a suivi une formation dispensée par le fameux colonel Marcel Bigeard ! C’est un officier remarquable. A la tête d’une section administrative spécialisée (SAS), il sera victime d’un attentat en Oranie en 1957.
Le commando part souvent en nomadisation tandis que le reste de la compagnie garde le poste. Ainsi, le 29 juillet 1956, le capitaine Danies décide d’effectuer une reconnaissance sur les crêtes boisées du nord du village. Il prend avec lui la section du sous-lieutenant Henry, dont je fais partie, avec mon groupe de combat. Nous quittons le poste de très bonne heure le matin. La journée est particulièrement ensoleillée. Je progresse en tête, disposant mes tirailleurs en formation très étirée, pour pouvoir faire face à une embuscade. Je dispose de caporaux qui connaissent la guerre pour l’avoir faite en Indochine. L’un d’eux voit en premier des fellaghas qui tentent de nous encercler. Stoppant ainsi, nous n’entrons pas dans la nasse : nous tirons les premiers ! Mais à ce moment-là un feu d’enfer se déclenche : on voit la terre éclater un peu partout autour de nous sous l’effet des balles. Pris entre deux feux de mitrailleuses de 30 (calibre 7,62), le capitaine réussit à nous replier en bon ordre. La chance est avec nous ce jour-là : deux scout-cars, qui passaient non loin, arrivent, envoyés par le lieutenant resté au poste et qui a entendu la fusillade.
Au retour, le lieutenant nous apprend que d’autres fellaghas ont échoué dans l’attaque de notre poste. Nos hommes ont fait des prisonniers.
Cette affaire me vaut la croix de la Valeur militaire avec citation à l’ordre de la brigade et la proposition au grade de sergent-chef. Le soir même, pour nous endurcir, le capitaine m’envoie en embuscade de nuit avec une partie des effectifs restés au poste…
L’opération des Ouled Nails.
Le 5 avril 1957, une opération organisée par le secteur d’Aumale, se déroule au sud de Bou Saada, dans les monts des Ouled Nails.
L’action dure depuis quatre ou cinq jours ; la fin est proche. Nous devons être héliportés à bord de Piasecki (que nous appelions des « bananes » du fait de leur forme) sur les crêtes environnantes. La deuxième compagnie, alors commandée par le lieutenant Jupille est déposée sur la côte 1169. L’hélico redécolle pour prendre un nouveau stick. A ce moment-là, nous entendons une déflagration et nous voyons une énorme flamme : au moyen de mitrailleuses, des fellaghas bien postés viennent de descendre notre hélico au décollage ! Le commandant Rieu-Boussut fait modifier immédiatement le dispositif. Il modifie les départs, confie au lieutenant de La Morinière (qui terminera sa carrière comme général) un posé d’assaut sur une côte toute proche, avec 20 de ses meilleurs soldats. Il convient d’éliminer les rebelles et avant tout de venir en aide avec hommes déjà sur place. Je fais partie de la second vague : au moment de sauter de l’appareil, je vois que le sol est jonché de cadavres de rebelles.
Je progresse à côté d’un caporal-chef reconnu : Tayan, de la 1ère compagnie. Je me fie à lui pour les indications face aux rebelles. Un moment, je le laisse passer devant : un éboulis ne permet pas de passer à deux. Je le revois quelques secondes plus tard, allongé, comme dormant… Une pensée idiote me traverse l’esprit : « Tu es gonflé de te reposer alors qu’on nous tire dessus » ! Quel imbécile : je réalise que Tayan est mort. Il a reçu une balle en pleine poitrine.
L’opération continue encore quelques heures et se termine par un succès, en dépit de nos pertes et de la mort de mon ami. Je revois encore un tirailleur qui était connu de tous : il ne se déplaçait jamais sans son chèche ! Bien sûr le vêtement flotte au vent. A la fin, celui-ci nous le fait voir : en plusieurs endroits, des balles de mitrailleuses l’ont troué… Le soir, au mess, il fête avec nous sa baraka !
La trahison du lieutenant Benchérif.
La trahison du lieutenant Benchérif a provoqué en moi un grand choc ! Le 25 juin 1957, le commandant Rieu-Boussut est remplacé par le commandant Blanchard. Notre compagnie est désignée pour occuper une maison forestière, située à flanc de montagne entre Masqueray et Aumale. On installait à cette époque des postes médicaux où des médecins et des infirmières itinérants venaient soigner les populations locales. Afin de protéger à la fois ces personnes et les personnels médicaux, on construit des tours de contrôle en béton, et pour protéger les ouvriers, on commence par un poste de protection. Le lieutenant Benchérif est désigné pour occuper le poste et surveiller le secteur. Le capitaine Danies me désigne comme adjoint. Je connais Benchérif depuis les Aurès où il commandait une section de supplétifs.
Le 2 juin 1957, alors que je me trouve au poste, avant de rejoindre Alger, je suis désigné pour diriger un convoi de cinq véhicules qui doivent percevoir des vivres. Benchérif se trouve dans le premier. Des tirs sont déclenchés contre nous. Pour des petits convois comme le nôtre, la consigne était d’accélérer pour sortir de la nasse. Mais Benchérif ordonne à son chauffeur de faire arrêter son camion GMC, ce qui oblige les autres véhicules à stopper. J’ai la conviction qu’il fait tout cela pour offrir une meilleure cible aux rebelles. J’arme mon PM, prêt à faire feu, et sur Benchérif, en me disant « tu seras le premier à y passer ». Par chance, les tirs cessent. Nous reprenons la route. Des pensées terribles me traversent l’esprit.
Par ailleurs, depuis que nous sommes placés dans la maison forestière, Benchérif a pour habitude de partir, tout seul, avec sa carabine, pour soi-disant chasser. Avec le recul, je pense qu’il allait plutôt renseigner ses copains fellaghas ! Un autre jour, il donne l’ordre d’abaisser la hauteur des murs entourant la maison. Nous offrons alors une cible magnifique. Mon lit même est parfaitement dans un axe de tir depuis les collines qui nous font face ! Je lui dis. Il semble un peu gêné. Il donne l’ordre de faire remonter les murs aussitôt.
Un de mes anciens camarades, que j’ai connu au bataillon des rappelés d’Algérie, et que j’ai invité dans ma famille en Bretagne, me demande de venir passer quelques jours à Hussein Dey, dans la banlieue d’Alger, avant de prendre le bateau pour la France (je dois partir pour l’Ecole de Strasbourg). Cela va me sauver la vie : en lisant le journal, j’apprends ce qui s’est passé le 22 juillet 1957. Benchérif a ouvert la porte du poste à la bande rebelle du secteur pour récupérer l’armement et le poste radio. Le caporal Andrieux, mort par la suite de ses blessures, a pu par donner les détails de l’attaque : ayant confié mes soupçons à Andrieux, ce dernier dort avec des grenades. Sage précaution car Benchérif a fait enchaîner les armes. Par ailleurs, le sergent Vuillemin, lui aussi au courant des agissements de Benchérif, ne dort que d’un œil. Au milieu de la nuit, il voit Benchérif debout se pencher sur son sous-officier afin de l’égorger. Vuillemin se lève, les hommes se battent. Vuillemin est touché d’un coup de poignard, comme Andrieux qui mourra dans l’hélicoptère des secours. Mais, avant de se sauver, les rebelles ont le temps de massacrer tous les Européens et les musulmans fidèles à la France.
Apprenant cette nouvelle, je téléphone immédiatement au capitaine Danies, qui est encore sous le choc. Il ne peut que se féliciter de mon absence. Il me raconte que les murs de ma chambre sont couverts de sang… L’affaire ne s’arrête pas là. Benchérif et sa bande sont faits prisonniers quelques temps plus tard par des parachutistes. Il convient de rappeler que l’armée française a toujours respecté ses prisonniers. Avec les Accord d’Evian en 1962, Benchérif est libéré. On n’a pas agit avec lui comme il a traité les soldats français et les soldats musulmans qui sont restés fidèles à la France.
A la fin des années 1980, alors lieutenant-colonel, je suis affecté à l’encadrement de l’Ecole de Guerre en tant que responsable de l’enseignement des Sciences Humaines et de la Communication. Je fais venir des journalistes pour entraîner les officiers à parler en public. Il y a également des instructeurs étrangers. Je sympathise avec un colonel espagnol qui se passionne pour la guerre d’Algérie. Il me dit ceci : « J’ai bien connu Benchérif à Alger, du temps qu’il commandait la gendarmerie. Figures-toi que je l’ai rencontré il y a quelques temps à Paris. Il avait l’air tout affolé. Il était recherché par les autorités algériennes ». C’est quand même incroyable que cet individu qui a, de ses propres mains, assassiné ses adjoints et a laissé égorger ses soldats, puisse se réfugier en France.
Je lui souhaite, s’il est encore en vie, de ne jamais oublier cela, et que ses nuits soient agitées comme ont été trop longtemps les miennes. Il n’y avait pas à l’époque de psychologues dans les armées. J’ai poursuivi ma carrière d’officier, ayant en tête ces images qui ne m’ont jamais quittées. Je suis parti d’Algérie en 1957 et nos adieux furent déchirants, tant ce que nous avions vécu ensemble avait été fort. Une grande amitié nous unissait. Je n’ai jamais, par la suite, ressenti avec une telle intensité ce sentiment dont je conserve la nostalgie soixante années plus tard…