Alain Goussard, président du Comité de Vaucresson du Souvenir Français, nous a prévenus de la disparition de François Perrot, en fin de semaine dernière. Ce jour, mardi 19 octobre 2016, en l’église Saint-Louis des Invalides, en présence de Monsieur Jean-Marc Todeschini, secrétaire d’Etat aux Anciens combattants, se déroulaient les obsèques de ce grand résistant.
Nos pensées vont à sa famille, ses amis et ses proches, ainsi François Goure, ami de Monsieur Perrot et ancien président du Comité de Vaucresson.
L’engagement au service de la France.
François Perrot nait à Strasbourg en 1921. Passionné par l’Histoire de France, élevé dans le culte du sacrifice de ses « grands anciens », il se destine à l’Ecole militaire de Saint-Cyr. Après la défaite de l’armée française en mai – juin 1940, il se trouve avec sa famille à Orléans puis dans le Lot, où, au milieu de soldats français en déroute, il écoute le discours du maréchal Pétain puis l’appel du général de Gaulle le 18 juin.
Dès octobre 1940, il fonde à Gap un groupe de lycéens résistants à l’occupant. L’année suivante, il tente, en vain, de rejoindre la France Libre. En 1942, il prend la tête de la section d’un mouvement de la Résistance Intérieure Française au sein de l’Ecole Libre des Sciences Politiques.
En 1943, arrêté par la Gestapo, il est interné à Fresnes puis est envoyé au camp de Compiègne pour monter dans l’un des convois avec pour destination les « camps de la mort ». D’abord interné à Buchenwald (matricule 21189), il est transféré au camp de Flossenbürg en avril 1945.
Libéré en mai 1945, François Perrot va entamer une triple carrière : au Commissariat à l’Energie Atomique, où il est Chef de Service ; en parallèle, il travaille dans les associations du monde combattant et du Devoir de Mémoire : président de l’UNADIF 92 (Union Nationale des Associations de Déportés et Familles de Disparus), vice-président de la Fondation Nationale pour la Mémoire de la Déportation, président d’honneur du comité du Souvenir Français de Vaucresson. Enfin, au service de ses concitoyens, il est pendant de nombreuses années maire-adjoint de Vaucresson. Croix de Guerre et Médaille militaire, Officier dans l’Ordre national du Mérite, François Perrot est Grand-Officier dans l’ordre de la Légion d’Honneur.
En 1995, il participe à l’ouvrage « Leçons de Ténèbres » (sous la direction de Jean Manson, éditions Plon). Le texte ci-dessous intitulé « Marches de la Mort » est extrait de ce livre.
« Les Marches de la mort ».
« Le froid printemps de 1945 fut pour beaucoup la période la plus dure de la déportation, une sorte d’apothéose funèbre, de couronnement d’épines, de Golgotha ! Même si, jusque-là, la mort nous guettait à chaque instant, nous nous étions plus ou moins installés dans la vie concentrationnaire, en accomplissant notre tâche quotidienne, en tentant de nous fondre dans la masse et de ne pas nous signaler à l’attention des SS, des kapos, des Vorarbeiter... ».
« De Buchenwald à Flossenbürg ».
« Cela avait commencé par Auschwitz dès le mois de janvier. Puis les évacuations se généralisèrent en avril.
En ce qui me concerne, affecté le 9 octobre 1943 au Kommando de Berlstedt, qui dépendait du camp de Buchenwald, où j’étais arrivé le 18 septembre 1943, je fus replié avec tous mes camarades sur le camp principal le 4 avril 1945. Nous partîmes le 6 avril en direction de l’est, fuyant devant l’avance américaine. Nous étions entassés dans des wagons de marchandises découverts, du type « minéralier ». Sans manger et sans boire, serrés les uns contre les autres, sans pouvoir nous asseoir et, encore moins, nous coucher, nous roulions jour et nuit. Je me souviens de la joie vengeresse qui nous étreignit en traversant Chemnitz complètement détruite. Nous nous disions : « Nous allons mourir, mais nous ne serrons pas les seuls ! » De temps à autre, le convoi s’arrêtait en raison des bombardements et les SS s’abritaient sous les wagons.
Puis, nous repartions. Un jour, le convoi bifurqua pour prendre la direction du sud afin de ne pas se retrouver face à l’Armée rouge. Ce furent alors les beaux paysages de la Bohême : Komotov (Komotau en allemand), Karlovy Vary (Karlsbad), Marianské-Lazné (Marienbad) qui n’avait pas encore été illustré par Alain Resnais. Puis, dans la petite gare de Tachov (Tachau), le train s’arrêta : les SS nous dirent que nous allions continuer à pied et demandèrent que ceux qui se sentaient incapables de marcher sortent des rangs. Bien qu’ayant, comme beaucoup d’autres, les chevilles très gonflées par la station debout prolongée depuis plusieurs jours, mes amis Marcel Pernin, Auguste Vercey et moi jugeâmes prudent de rester avec le gros de la troupe qui se dirigea aussitôt ver l’ouest pour franchir les monts de Bohême (plus précisément l’Oberpfälzer Wald). Nous ne devions plus jamais revoir nos camarades qui avaient déclaré ne pouvoir marcher. Ils furent abattus et leurs restes enterrés avec d’autres victimes de la Marche de la mort. Leur fosse commune est surmontée d’une sorte de tertre et d’un modeste monument.
Il fallut marcher et franchir la montagne qui sépare la Bohême de la Bavière et qui culmine à environ mille mètres. Une trentaine de kilomètres fut parcourue.
Ce fut notre première « marche de la mort ». Parmi ces milliers d’hommes, de tous âges, de toutes nationalités, affaiblis par des mois ou des années de mauvais traitements, de sous-alimentation, de coups, d’humiliations, beaucoup ne purent supporter ces nouvelles épreuves ; ils s’arrêtaient ou tombaient sur la route et étaient immédiatement achevés d’une balle dans la tête.
Cela dura plusieurs jours, sans nourriture, sans boissons... Nous couchions la nuit au bord du chemin, après avoir bu l’eau des fossés et mangé quelques herbes ou pissenlits. Beaucoup d’entre nous étaient malades (dysenterie, érysipèle...).
Le jour, nous traversions de rares villages. Deux souvenirs contradictoires restent gravés dans ma mémoire. Un jour, au bord de la route, mon regard a croisé ceux, apitoyés, d’un couple de civils en promenade avec un bébé. Une autre fois, à moins que ce ne soit le même jour, des enfants ont jetés des cailloux aux « criminels » qu’ils voyaient passer. Un peu partout, à chaque carrefour, se dressait un calvaire, comme un signe !
La nuit était tombée lorsque nous parvînmes à Flossenbürg. Mes camarades et moi nous souviendrons de cette arrivée lugubre, sinistre, apocalyptique. Les SS criaient et frappaient, les chiens aboyaient, quelques rares lumières scintillaient dans l’obscurité et notre pitoyable troupeau fut poussé dans le hall de l’usine Messerschmitt où gisaient quelques éléments d’avions. Il y avait des flaques de sang et nous crûmes tous que c’était là l’aboutissement de notre vie, une sorte d’abattoir infernal... Puis, le calme s’établit et, épuisés, nous avons sombrés dans le sommeil, écroulés sur le ciment entre des morceaux d’avions.
Le lendemain matin, cela devait être le 15 ou le 16 avril, nous fûmes répartis dans les baraques surpeuplées du camp. Celui-ci, conçu pour 4.000 hommes, en comptait alors 17.000, compte tenu du retour au bercail de nombreux kommandos. Il ne nous restait plus qu’à nous installer à même le sol, sous les châlits. Mais, au moins, recevions-nous notre ration de liquide chaud qui tenait lieu de soupe et un peu de pain, et, surtout, n’avions-nous plus à marcher, ni, d’ailleurs, à travailler.
Tous les matins, nous trouvions dans les latrines les morts de la nuit qui nous regardaient fixement.
Au bout de quelques jours, une canonnade fut entendue au loin. Les SS, ou leurs auxiliaires, quittèrent certains miradors après y avoir installé des drapeaux blancs. Le bruit courut que le camp allait se rendre. La joie et l’espoir firent briller nos yeux au fond des orbites creuses de nos crânes décharnés.
Hélas, peu de temps après, les gardiens reprirent leur place et les drapeaux blancs disparurent ! »
« Flossenbürg à Cham ».
« Le 20 avril, il fallut reprendre la route, en plusieurs colonnes, vers le sud cette fois, vers Dachau ou vers un hypothétique « réduit alpin ». Et la même horreur se renouvela : les nuits au bord du chemin, ou dans les bois, l’eau des fossés, les pissenlits, la maladie, la fatigue, l’épuisement. Il fallut parcourir 30 kilomètres par jour, sans nourriture, si ce n’est un demi-pain reçu au départ, sans boisson. Le froid pénétrait à travers nos mauvais vêtements de Fibranne, nos pieds saignaient dans nos claquettes. Des coups de feu retentissaient tout au long de la colonne, annonçant la mort de tous ceux qui n’en pouvaient plus et qui rendaient l’âme quelques jours ou quelques heures avant la libération. Il nous fallait bander toute notre énergie, faire appel à nos dernières forces physiques et morales pour marcher, marcher encore. J’ai même l’impression d’avoir parfois marché en dormant, à moins que je n’aie dormi en marchant...
Et toujours, ces coups de feu lancinants ! C’était vraiment « Marche ou crève » !
Il y a eu quatre colonnes dont le départ s’échelonna dans la journée entre 9 heures et 17 heures, en tout environ 15.000 hommes, dont 7.000 arrivés de Buchenwald.
Pour comprendre les conditions dans lesquelles se sont déroulés ces « marches de la mort », il faut essayer de s’imaginer ce mois d’avril 1945, qui vit s’installer progressivement le chaos en Allemagne. Les armées de terre alliées de l’Ouest et de l’Est, marchant à la rencontre les unes des autres, enserraient la Wehrmacht dans un étau inexorable ; l’aviation bombardait les colonnes ennemies en retraite, les nœuds ferroviaires, les mines, et, bien sûr, les villes dans cette guerre qu’Hitler avait voulue totale ; les populations civiles quittaient les villes, fuyant devant l’avance alliée, comme les Belges et les Français en juin 1940 ; les SS ayant reçu d’Himmler l’ordre de ne pas laisser de traces de leurs forfaits, tantôt ramenaient les kommandos vers les camps, tantôt évacuaient ceux-ci vers on ne sait quelle destination, en abattant tous ceux qui ne pouvaient plus avancer, tantôt liquidaient les déportés au lance-flammes où à la mitrailleuse. Il y avait là une gigantesque fourmilière désorganisée, se divisant en toute une série d’exodes, dans une confusion de plus en plus grande, dans une horreur sans cesse grandissante, vers un crépuscule des Dieux.
Le 23 avril, les survivants de Buchenwald et de Flossenbürg furent libérés par une colonne de la 11ème division blindée de l’Armée Patton sur une route de Cham, les uns à Straubing, les autres à Wetterfeld, les derniers, parmi lesquels je figurais, à Untertraubenbach. Les corps des victimes de cette « marche de la mort » ont été inhumés, en général provisoirement, dans de villages traversés, puis exhumés et regroupés soit à Neunburg, soit à Flossenbürg. Quelques-uns ont été restitués aux familles. Cet exode de la « route de Cham » a concerné plus de 14.000 déportés et a coûté la vie à près de la moitié d’entre eux, si près de la libération ! D’autres moururent d’épuisement dans les jours qui suivirent.
Quant aux survivants, ils furent rassemblés et hébergés dans le 120th Evacuation Hospital de Cham ; beaucoup retrouvèrent la mère patrie le 16 mai, où ils passèrent par le centre de rapatriement de l’abbaye Saint-Clément de Metz.
Ces deux « Marches de la mort », à une semaine d’intervalle, furent, avec l’hiver 1943-1944 passé dans la carrière de Berlstedt, les moments les plus horribles de ma déportation. Beaucoup de camarades d’autres camps subirent le même sort.
Je dédie ce témoignage à la mémoire de mon ami Roger Hébert, vice-président de l’A.D.I.F. des Hauts-de-Seine, décédé le 29 octobre 1994 à Meudon. Ancien maquisard du Vercors, arrêté par les Italiens, remis à la Gestapo, parti quelques jours avant moi de Compiègne pour Buchenwald, il fut affecté au kommando de Langenstein. En avril 1945, évacué sur les routes, il se retrouva en pleine bataille. Une rafale le faucha : un SS se dirigea vers lui donner le coup de grâce ; la balle traversa le cou sans le tuer... Son heure n’était pas venue ! »