"Debout les morts !"
Publié le 12 Mars 2011
Site du village détruit de Fleury-devant-Douaumont.
Le carré militaire de Malakoff dédié à la Première Guerre mondiale comporte 120 sépultures. Parmi elles, figure celle de Gustave Durassié (1887-1986), adjudant puis lieutenant au 95ème R.I., combattant à Fleury-devant-Douaumont en 1916, maître imprimeur à Malakoff, président national de l’association « Ceux de Verdun » de 1951 à 1974, commandeur de la Légion d’honneur.
Etre à Verdun.
Bataille des batailles, symbole d’une effroyable boucherie – dont le nom est passé dans le langage commun – mais aussi de courage et d’abnégation de la part des soldats français, Verdun qui devait permettre, selon le mot d’Erich von Falkenhayn, chef suprême de l’armée allemande, de « saigner à blanc l’armée française », s’est déroulée du 21 février au 19 décembre 1916. S’il est illusoire de résumer en quelques pages la bataille de Verdun, il convient de rappeler que des points stratégiques, comme Fleury-devant-Douaumont, furent impitoyablement disputés pendant les dix mois de la bataille la plus longue de la Première Guerre mondiale.
Au début de l’année 1916, les Allemands multiplient les préparatifs en vue de leur attaque qu’ils espèrent définitive sur le secteur de Verdun. Ils veulent en finir. Après les terribles épopées de 1914 et de 1915, les tués se comptent – d’un côté comme de l’autre – par centaines de milliers. Les besoins en hommes sont effarants. Verdun représente quatre atouts majeurs pour les troupes du Reich : c’est une ville proche de la ligne de front, en Lorraine. Le sentiment pro-français y est très fort. C’est à Verdun qu’eut lieu le partage de l’empire de Charlemagne, établissant les futures zones franques et germaniques. Une attaque sur Verdun entrainerait des régiments entiers à défendre ce symbole. Donc, aisés à pilonner par l’artillerie allemande car les unités d’attaques et de réserve sont proches, a contrario des Flandres ou de la Picardie. Deuxième point : Verdun représente un nœud ferroviaire et un bassin industriel avec des usines de fabrication d’obus. Troisième élément : Verdun forme une sorte de saillant, entourés de positions allemandes et le terrain, mouvementé et séparé par la Meuse, ne se prête pas à une défense facile. Enfin, le Reich sait que le GQG (Grand Quartier Général) du général Joffre cherche, lui, à faire la différence sur la Picardie. Et qu’il n’hésite pas à retirer çà et là des batteries de canons pour les placer sur le front de la Somme. Le général Gallieni, gouverneur militaire de Paris, met en garde le généralissime français : « Toute rupture du fait de l’ennemi dans ces conditions engagerait non seulement votre responsabilité, mais celle du gouvernement ». Des commandants d’unités, comme le lieutenant-colonel Driant, s’émeuvent de la situation. La réponse de Joffre est cinglante : on exécute ses ordres ou c’est la cour martiale !
Le 21 février 1916, à 7h, des projectiles commencent à tomber sur Verdun et sa région. En deux jours, près de deux millions d’obus, soit un toutes les trois secondes, s’abattent sur les lignes françaises. C’est la consternation à la tête de l’armée française. Des régiments comme les 56ème et 59ème bataillons de chasseurs à pied – de Driant – perdent plus de mille hommes. Seuls 120 chasseurs s’en tirent miraculeusement. Toutes les positions françaises tombent une à une. Si Fleury est dépassée, alors la porte est grande ouverte sur Verdun et les arrières des armées françaises.
« Debout les morts ».
Le 95ème RI a quitté Bourges et le camp d’Avord en août 1914. Unité de la 16ème division d’infanterie et du 8ème corps d’armée, formé de Berrichons, de Bourguignons et de Nivernais, elle est rattachée à la 1ère Armée du général Dubail. Depuis, le 95ème est de tous les fronts : en Lorraine, où il perd 500 soldats, puis dans la Woëvre en 1914 ; sur les secteurs de la forêt d’Apremont et de Bois-Brûlé l’année suivante. A cette occasion, au cœur des tranchées du saillant de Saint-Mihiel, où les hommes se battent au corps à corps pour chaque mètre de terrain, l’adjudant Jacques Péricard hurle à ses hommes épuisés, abrutis par tant de sauvagerie « Debout les morts ! ».
Publié anonymement après la guerre, la Campagne 1914-1918 du 95ème régiment d’infanterie (librairie Chapelot à Paris) indique ceci : « Du 19 au 31 janvier 1916, le 95ème est relevé et quitte ce secteur où, depuis quinze mois, il combat avec un courage qui ne s'est jamais démenti, et où, gradés et soldats ont prouvé surabondamment, sous des bombardements effroyables et dans des attaques meurtrières leur grand cœur, leur stoïque ténacité et leur absolu mépris de la mort. »
Fleury-devant-Douaumont.
Après les premiers déluges sur Verdun, le 95ème est dirigé sur Fleury-devant-Douaumont le 24 février 1916. Il doit relever les 51ème et 72ème divisions d’infanterie, laminées par le rouleau compresseur ennemi. Le 25, « les soldats du 95ème ont l’impression d’être seuls, abandonnés du reste de l’Armée, holocaustes choisis pour le salut de Verdun. Vers le milieu de l'après-midi, le bombardement cesse et l'attaque se produit. Des masses, jaillies du bois d'Haudremont, submergent le malheureux 1er bataillon mais se brisent contre nos mitrailleuses et nos feux de salve, à nous. Les Allemands s'aplatissent, se terrent. Et le bombardement reprend. Il est de courte durée, cette fois. La fumée qui couvrait le fort se dissipe et, de sentir cette force si près, cela rassure nos hommes. Ils sont tous à leurs postes, attentifs à l'assaut que ce calme présage. Soudain, un cri : « Les voilà ! » ... J'ai dit que le 3ème bataillon occupait les tranchées autour du village. Ces tranchées formaient un angle droit. Sur la plus grande branche, parallèle à la rue et face à la cote 347, les 9ème, 10ème et 11ème compagnies. Sur la plus petite, face au fort, la 12ème compagnie ou, plus exactement, un peloton de la 12ème compagnie : la 4ème section que je commande en qualité de lieutenant, la 3ème section sous les ordres de l'adjudant Durassié. Avec nous, la section de mitrailleuses du 3ème bataillon, sous les ordres du capitaine Delarue. Delarue et Durassié sont toujours vivants. Et vivants également une quinzaine d'hommes qui étaient avec nous ce jour-là...Perte du village de Douaumont qu'occupait le 3ème bataillon du 95ème RI. La nuit vient. Il neige. Le combat continu. Le 26, le 2ème bataillon en réserve dans le ravin de Thiaumont reçoit, sans bouger d’une semelle, un bombardement terrible de 9h du matin à 5h du soir. A 16h30, nouvelle attaque allemande sur la route Douaumont – Bras ; elle est repoussée après un corps à corps furieux. Des tirailleurs qui fléchissaient à notre droite, reviennent à la charge sous l’énergique intervention du capitaine Ferrère. Le régiment a subi de grosses pertes. Il a été pendant deux jours le bouclier de la France, et a écrit une des plus belles pages de son histoire.»
Le 95ème est relevé. A Verdun, la très grande majorité des régiments ne reste en ligne que quelques jours ou quelques semaines. Ces relèves maximisent la diffusion des informations et des images de « l’enfer de Verdun » au sein de toute l’armée française. Dans les semaines qui suivent, Fleury-devant-Douaumont est pris et repris seize fois. Chaque assaut donne lieu à un bombardement d’une intensité prodigieuse. A Verdun, 80 % des tués le sont du fait des bombes. Le général Pétain organise la défense. Il met en œuvre l’artillerie, réarme les forts. Il gère le ravitaillement grâce à la « Voie Sacrée » – nom donné après la guerre par l’écrivain Maurice Barrès – cette route qui vient de Bar-le-Duc, 56 kilomètres au sud. Un camion y passe toutes les quinze secondes ! Les attaques allemandes se renouvellent. Elles sont à chaque fois repoussées par des soldats français héroïques.
Dans sa biographie de Joffre (ed. Olivier Orban), l’écrivain Arthur Conte cite le général : « Soldats de l’armée de Verdun ! Depuis trois semaines, vous subissez le plus formidable assaut que l’ennemi ait tenté contre vous. L’Allemagne escomptait le succès de cet effort qu’elle croyait irrésistible et auquel elle avait consacré ses meilleures troupes et sa plus puissante artillerie. Elle espérait que la prise de Verdun raffermirait le courage de ses alliés et convaincrait les pays neutres de la supériorité allemande. Elle avait compté sans vous ! Nuit et jour, malgré un bombardement sans précédent, vous avez résisté à toutes les attaques et maintenu vos positions. La lutte n’est pas encore terminée, car les Allemands ont besoin d’une victoire. Vous saurez la leur arracher. Nous avons des munitions en abondance et de nombreuses réserves. Mais vous avez surtout un indomptable courage et votre foi dans les destinées de la République. Le pays a les yeux sur vous. Vous serez de ceux dont on dira : « ils ont barré aux Allemands la route de Verdun ». J. Joffre, 11 mars 1916 ».
Au cours de l’été 1916, les Français conservent le terrain. A l’automne, leurs attaques pénètrent de quelques kilomètres dans les lignes ennemies. Les Allemands n’iront pas plus loin : ils ne prendront jamais Verdun. En 1918, comme neuf autres villages rasés du secteur, Fleury-devant-Douaumont est déclaré « Mort pour la France ».
Entre temps, le 95ème est passé par les secteurs des Eparges, dans la Somme, en Argonne, au début de 1918, puis en Champagne. Après l’armistice de 1918, le 95ème reçoit la fourragère. Le lieutenant-colonel Andréa, commandant du régiment, prononce alors devant ses hommes les paroles suivantes : « Qu’ils portent la Fourragère avec fierté, ils l’ont mérité haut la main, car si Douaumont et Recouvrance sont les deux faits d’armes qui ont motivé les citations collectives, personne n’oublie les glorieux sacrifices du régiment en Lorraine, au début de la guerre, alors que nous n’étions pas les plus forts. Son admirable ténacité en forêt d’Apremont. Sa sublime attitude aux Eparges, dans l’affreuse guerre de mines. Sa fougueuse attaque au bois de la Grille en avril 1917, contre des organisations presque intactes. Sa remarquable résistance à la Main de Massiges pendant plus d’une année et enfin tout récemment, son endurance, sa vaillance au cours de la poursuite de l’ennemi, d’août à novembre 1918. Tout cela, avec Douaumont et Recouvrance, constitue pour le 95ème un passé de guerre des plus glorieux. Partout le régiment s’est montré héroïque, discipliné, animé du plus haut moral et des plus beaux sentiments du devoir. Toujours il a eu confiance, même dans les heures les plus sombres. Honneur à ceux qui ont combattu sous son drapeau. Gradés et poilus ont tous bien mérité de la Patrie. Vive le 95ème ».
L’Almanach du Combattant.
Après la guerre, installé à Malakoff, Gustave Durassié créé avec Jacques Péricard l’Almanach du Combattant, qui devient une publication maîtresse du monde du combattant. Cette revue existera entre 1922 et 1993 et publiera des milliers d’articles sur des batailles de la Première Guerre mondiale, des récits, des carnets de bord, des biographies de combattants, mais aussi des contes, des poésies et des pièces de théâtre.
Entre 1951 et 1974, Gustave Durassié sera aussi président national de l’association Ceux de Verdun.
Sources :
· Joffre, Arthur Conte, Ed. Olivier Orban.
· Les Poilus, Pierre Miquel, Ed. Terre Humaine Plon.
· Pétain, Marc Ferro, Fayard.
· 1918 : la victoire, Pierre Miquel, Tallandier.
· 1916, l’année de Verdun, Service historique des armées, Ed. Lavauzelle.
· Site « Wikipedia ».
· Campagne 1914-1918 du 95ème régiment d’infanterie, librairie Chapelot.
· Journal de Marche et des Opérations du 95ème régiment d’infanterie.
· Centre de Recherche Internationale et de Débats sur la Guerre 1914-1918 ; travaux de Stéphan Agosto et Jean-Claude Poncet.