Eliane Jughon.
Publié le 1 Décembre 2013
Eliane Jughon.
Eliane Jughon est décédée le 9 février 2013 à l’âge de 87 ans. Dès sa jeunesse, elle avait participé à l’accueil des enfants déportés lors de leur retour en France. Engagée volontaire en Indochine en qualité d’opérateur cinéma, elle avait ensuite participé à la récupération des prisonniers libérés des camps du Vietminh. Puis, elle avait rejoint l’Algérie et servit au sein du Service Social des Armées.
Elle quitta l’Armée avec le grade de sergent-chef. Résidant à Colombes, elle y avait créé en septembre 1970, la première “Mini-School’’ chargée d’enseigner l’anglais aux tous petits. Ecole maintenant présente dans de nombreux départements en France et en Outre-mer, grâce à l’action de son président, Olivier Jughon, qui a pris la succession de sa mère depuis une vingtaine d’années.
Sylvie Jughon, fille d’Eliane, nous a fait parvenir le livre « Trente Centimes » (éditions Lettres du Monde) qu’Eliane Jughon avait publié en 1994. Voici un extrait relatif à la libération des prisonniers français des camps du Vietminh en 1954.
« En 1952, je m’engage dans l’Armée coloniale en tant que Personnel Féminin de l’Armée de Terre (PFAT) comme opératrice de cinéma. Ce choix correspond au fait que je n’ai pas envie de faire du secrétariat dans un bureau, que je ne veux pas plier des parachutes à longueur de temps, que la mécanographie m’est étrangère et que je ne suis ni assistante sociale, ni infirmière.
En 1952, je rejoins la caserne où nous jouons au petit soldat : nous faisons nos classes ; on nous apprend à nous mettre au garde à vous, à saluer, à faire nos lits au carré, à exécuter des quarts de tour, des demi-tours, à marcher au pas ; des tas de choses indispensables à la vie d’une femme. Nous avons d’affreux uniformes kakis et des calots sur la tête. Nous défilons en chantant dans les rues de Versailles, les plus petites devant, les grandes derrière. Beaucoup de succès auprès des populations locales (…).
Je m’envole pour l’Indochine : c’est mon baptême de l’air ; cinq escales : Nice, Beyrouth, Bagdad, Karachi, Calcutta. A chaque escale, nous changeons de tenue avec la température qui se réchauffe considérablement. Vingt-neuf heures de vol : voyage merveilleux.
Je rejoins le service cinéma : dans la journée, je m’occupe des matériels ; le soir, je fais des séances dans la campagne environnante ; nous rentrons à toute allure pour ne pas nous faire tirer dessus. (…) Au bout de six semaines, je pars pour Hanoi, mon affectation définitive étant le Tonkin. Hanoi, plus sévère, plus froide, mais tellement fascinante. Je loge à la villa du service social ; car le service cinéma fait partie du service social. Une belle villa blanche entourée d’un jardin ; en bas, le mess ; en haut, les chambres. Le service cinéma est à environ quinze cents mètres, près du Petit Lac. Je commence par quelques séances de cinéma dans les environs avec le « Bourgogne », nom donné à la camionnette Dodge. Puis je pars pour Haiphong avec l’équipe « Alsace » ; je fais des séances de cinéma en ville, aux environs, à la base aérienne de Catbi (…). Il pleut ; pays triste. On patauge dans la boue. Secteur de Hung-Yen entièrement vietnamien ; c’est très intéressant de discuter avec les officiers autochtones ; ils parlent bien le français, croient en l’avenir du Vietnam avec la France ; ils sont tristes de voir l’emprise communiste sur leur pays, provoquant cette guerre qui les partage (…).
Le 7 mai 1954, à notre grande stupeur, car même si nous savions que ça allait très mal, nous pensions que nous ne pouvions pas perdre, Dien-Bien-Phu tombe. Un de mes équipiers y est ; il y mourra sur la route, en rejoignant les camps. Le service social réquisitionne les opératrices de cinéma pour convoyer les LCM (Landing Craft Medium, bateaux de débarquement) qui doivent procéder à l’échange de prisonniers avec les Viets.
A Viétri, après avoir rendu aux Viets leurs prisonniers, nous attendons leur bon vouloir pour récupérer les nôtres, quelquefois plusieurs jours ; en attendant, nous vivons sur les LCM dans un confort plus que précaire. Puis, nos prisonniers arrivent par vagues ; les Viets nous les rendent dans une ambiance de kermesse : violoneux, banderoles, on s’embrasse, on chante : « Ce n’est qu’un au revoir » et nous voyons arriver de pauvres bougres maigres, exténués, dont certains sont prisonniers depuis quatre ans. J’accueille sur « mon » LCM les trois premiers officiers libérés : deux lieutenants très fatigués et un jeune capitaine en assez bon état. Cap sur Hanoi. Sur le bateau, nous ravitaillons, soignons tous ces garçons et prenons leurs messages que nous irons télégraphier à leurs familles en arrivant. Le soir de ce jour, je suis littéralement kidnappée par les autorités militaires du Tonkin : « Comment ai-je trouvé ces trois officiers ? Que m’ont-ils dit ? Ont-ils tenu des propos communistes ? Il faut aller à l’hôpital pour les faire parler… ».
Le jeune capitaine, qui dans la suite sera Secrétaire d’Etat aux Anciens Combattants (NDLR : il s’agit de Jean-Jacques Beucler), pendant trois heures expose la situation, au Camp n°1, des officiers faits prisonniers sur la RC4 en 1950. Rapidement, ils ont compris que s’ils n’entraient pas le « système » des Viets, ceux-ci les laisseraient petit à petit mourir de faim et de démoralisation. Aussi, ont-ils accepté d’être politiquement rééduqués et ont-ils laissé croire qu’ils devenaient convaincus des bienfaits du communisme (…).
Puis, je repars pour Viétri chercher d’autres prisonniers. Sur le quai, à Hanoi, à chaque retour, le général Cogny, commandant en chef des Forces du Tonkin, accueille les prisonniers, puis route vers l’hôpital Lanessan.
Le 3 septembre 1954, nous ramenons pratiquement le reste des officiers prisonniers, tant les anciens de la RC4 que ceux de Dien-Bien-Phu, dont le général de Castries ; amaigri, fatigué, digne, il tombe dans les bras du général Cogny à la descente du bateau. Je ramène aussi sur mon LCM Daniel Camus, reporter à Paris-Match et Pierre Schoendoerffer, correspondant de guerre à Dien-Bien-Phu.
Savent-ils tous ces hommes, que j’ai ramenés de Viétri et pour qui j’ai été l’image de la liberté retrouvée, le service qu’ils m’ont rendu en me plongeant dans une époque extraordinaire ? C’est pour cela que, depuis, j’assiste à leurs réunions amicales qui, au début, avaient lieu tous les dix ans, puis tous les cinq ans et maintenant tous les deux ans ».