La grande évasion.
Publié le 3 Septembre 2013
Années 1930 : Roger Poulet à l’Ecole Saint-Joseph de La Garenne-Colombes (derrière et à gauche de l’abbé).
Samedi 25 mai 2013. Nous rencontrons Monsieur Roger Poulet qui habite la commune de La Garenne-Colombes.
Un gamin parisien.
« Je suis né à La Garenne le 21 janvier 1917. Je vous laisse compter et je sais que cela en fait pas mal au compteur ! Nous étions alors en pleine guerre. La bataille de Verdun venait d’être remportée. D’ailleurs mon père était au front. Comme il avait une formation d’écuyer, les chefs le placèrent au débourrage et au dressage des chevaux. Il commença par des chevaux de l’armée française et par la suite on lui en confia du contingent américain. Tout se passait bien jusqu’au jour où il fut chargé et renversé par un cheval : réformé !
Après la guerre, il entra chez De Dion-Bouton, qui était alors un constructeur de moteurs et d’automobiles remarquable. Il commença comme simple ouvrier pour finir chef d’atelier. Quelques années plus tôt, il avait rencontré ma mère, qui travaillait en tant que domestique dans une maison bourgeoise.
Me voilà donc, gamin, dans les rues de La Garenne. Et ce n’est rien de dire que la ville a bien changé depuis. Fils unique, je suivis une scolarité somme toute normale pour l’époque, si ce n’est qu’elle fut pour une grande partie religieuse. Placé à Saint-Joseph, auprès d’un maître d’école extraordinaire, l’abbé Rouillau, j’obtins assez facilement mon certificat d’études. De là, entrée dans la vie active à travers l’apprentissage et je devins tailleur. En ce temps-là, il y en avait quinze à Courbevoie et tout autant à La Garenne-colombes. »
Une « drôle de guerre ».
« En 1937, je fus appelé pour faire mon service militaire. Nommé au 23ème RIF (régiment d’infanterie des frontières), dans la forteresse d’Haguenau, mon temps fut prolongé à la veille de la déclaration de la Seconde Guerre mondiale. Une fois par mois, pour nous dégourdir les jambes, nous faisions une marche de 15 km, avec tout le barda sur le dos. En 1939, je fus mobilisé en Alsace, à Bischwiller. C’est là que je vécut, comme mes camarades la « drôle de guerre », selon l’expression du journaliste Roland Dorgelès, qui s’y connaissait en guerre !
Comme cela est bien connu, la Ligne Maginot ne servit pas à grand-chose : les Allemands attendirent les beaux jours et passèrent à la fois par la Belgique et les Ardennes, réputées infranchissables (« Tu parles ! »). Ma section ne s’attarda pas à la forteresse – il y avait longtemps que nous avions été dépassés par les forces allemandes – alors, fort l’honneur, nous combattîmes quelques jours dans les Vosges. Un jour pas comme un autre, nous fûmes encerclés. Nous devenions ce que tout le monde appelait des « PG » : des prisonniers de guerre. Les Allemands nous conduisirent sur Strasbourg et de là nous primes le train pour Nuremberg ».
Prisonnier en Allemagne puis en Pologne.
« Stalag 13A, Commando 2700, tel était ma nouvelle unité. J’avais indiqué mon métier dans le civil et je fus ainsi envoyé à Der Schuhfabrik (la fabrique à chaussures) où l’on me demanda de gérer la réfection d’uniformes de la Wehrmacht. On les passait par paquets de 10 dans une grande chaudière et on remplaçait ce qui faisait défaut : boutons, fermetures, …
On couchait au 5ème étage de l’usine et le matin on prenait le petit-déjeuner au rez-de-chaussée. Les mois passant – nous étions déjà en 1941 – et comme j’étais violoniste, avec des camarades nous montâmes une petite troupe de Théâtre aux Armées. Plusieurs Allemands trouvaient que c’était une bonne idée et nous encourageaient. Ils n’étaient pas tous des salauds ! A cette époque, j’étais parfois aussi employé au grand théâtre de Nuremberg en tant que machiniste. Et puis vint la catastrophe…
Evénement qui commença pourtant si bien. J’avais repéré une jeune allemande, superbe. Elle ne semblait pas non plus insensible à mon charme de « titi parisien ». Alors, ce qui devait arriver arriva bien sûr. Et de plus je me fis prendre la main – si je puis dire – dans le sac !
La sentence fut sévère : « Attendu que le prisonnier de guerre français, Poulet Roger, matricule 69.045 au Stalag XIII, est accusé, étant suspect, d’avoir désobéi continuellement aux ordres, attendu qu’il entrait en relations coupables avec M.H., épouse âgée de 23 ans, attendu qu’il l’embrassait une fois dans la cantine, attendu qu’ils avaient convenu de se rencontrer sur un terrain sportif, et qu’ils (…), alors par ces faits et ces motifs, le prisonnier de guerre français Poulet Roger est renvoyé devant le conseil de guerre ». Et c’est ainsi que je me retrouvai en prison à Graudenz (aujourd’hui Grudziadz) dans le nord-ouest de la Pologne, sur le fleuve Vistule. Je n’en menais pas large…
Mon métier me sauva encore une fois. Nous étions 6 par cellule et nous étions engagés dans divers travaux. Je fus muté dans un atelier de couture, ou nous devions rapiécer des uniformes. Je résistais comme je pouvais et ce fut un miracle que je ne pris pas une balle. Une fois, un officier me surpris en train de cisailler des vestes : deux semaines de cave ! Je m’y fis, comme on se fait à tout ».
La grande marche.
« Le 21 janvier 1944, alors que je fêtais mes 27 ans, un ordre d’évacuation nous mit dehors des baraques, en colonnes par quatre. Nous ne savions pas grand-chose, mais on entendait bien parfois le canon tonner au loin. A voir les têtes de nos gardiens, les vainqueurs avaient changé de camp. Nous sortîmes avec ce que nous avions sur nous et tant mieux pour ceux qui étaient bien chaussés. Et malheur aux faibles, aux malades, aux chétifs, à ceux qui n’avaient pas ou plus de chaussures. Sous la conduite de soldats de la Wehrmacht, nous entamâmes une marche de plusieurs centaines de kilomètres. On commença par traverser la Vistule, comme l’avaient fait 132 ans plus tôt les soldats de la Grande Armée de l’Empereur. Evidemment, nous laissâmes rapidement derrière nous des gars qui avaient les pieds gelés, d’autres qui se vidaient du fait de la dysenterie. On mangeait ce qu’on trouvait, parfois ce qu’on nous donnait, et bien souvent ce furent des pommes de terre.
Le soir, nous étions regroupés dans des chambrées de 50 ou 60 gars, et il y avait de tout là-dedans. Les microbes s’en donnaient à cœur joie. Une nuit, nous fûmes réveillés par les hurlements d’un prisonnier : gris d’appendicite aigüe. On partit au petit matin, le laissant là, agoniser, à la merci du premier venu.
Les soldats allemands relâchaient de plus en plus la surveillance. Certains désertaient, d’autres paraissaient sans courage. La morgue du début était bien loin. Nous étions par groupes de 100 ou 200 soldats. Un jour, alors que nous étions proches du lac de Constance – nous avions bien traversé toute la Pologne et toute l’Allemagne soit plus de 1.000 kilomètres – je décidai avec deux camarades qu’il était temps de foutre le camp ! J’avais encore en tête quelques leçons de géographie : si la Suisse n’était pas loin, Strasbourg non plus ».
L’évasion.
« La chance fut toujours avec nous. Nous partîmes d’un coup, sans nous retourner. Après quelques heures de marche, nous arrivâmes dans un petit village quasi déserté par ses habitants. Dans une grange, nous trouvâmes des vêtements militaires. Cela pouvait être utile et c’était de toute façon mieux que nos frusques usées, déchirées et déguenillées. Un peu plus loin, dans une ferme, une dame allemande nous donna deux ou trois bricoles à manger. Plus tard, dans un autre village, nous tombâmes sur un vieux garage, à peine moins âgé que son propriétaire. Une voiture de marque Adler trainait là. Je ne sus jamais si mon audace, nos quelques mots d’Allemand ou nos uniformes, ou tout bonnement la lassitude du gars, tant est si bien qu’il nous remit le véhicule en état de marche. L’un de mes camarades ayant trouvé un peu d’essence dans un bidon – encore une fois, la chance était avec nous – nous pûmes quitter l’endroit, et direction plein ouest vers la frontière française.
Tout au long de notre périple, nous rencontrâmes beaucoup de monde, mais sans jamais être inquiété. Il régnait sur les routes un bazar indescriptible : des militaires, des civils, des matériels étaient laissés à l’abandon dans des fossés…Après quelques temps, nous vîmes une colonne de soldats US. Nous nous mîmes à hurler nos qualités de prisonniers français. Notre équipée amusa les Américains, qui nous indiquèrent la direction à suivre. Nous étions alors en avril 1945. Mais franchir la frontière pour entrer en France fut une toute autre histoire : nous fûmes arrêtés par les Français pour port illégal d’uniformes, vol de voiture, j’en passe et des meilleures ! Deux jours de prison que dura la plaisanterie.
Le 5 mai 1945, on nous libéra et nous prîmes un train pour Paris. A la gare de l’Est, un convoi nous emmena directement au cinéma le Rex, sur les Grands boulevards, où nous passâmes des formalités administratives. Enfin, le 7 mai, je franchis le portail de la maison familiale, quittée sept années plus tôt. Près de 70 ans après, je peux encore décrire la tête que fit maman ! Le lendemain, avec les copains, je fêtais la fin de la guerre sur les Champs-Elysées et le 9 mai, j’étais de retour chez mon patron pour reprendre mon travail de tailleur.
Travail que j’exerçai en tant qu’artisan pendant quelques années. Mais l’URSSAF ayant eu raison de mes économies, je quittai l’artisanat pour entrer d’abord chez Armand Thiery puis dans la maison Burton, où je terminai ma carrière en tant que responsable technique des prises de mesures. Auparavant, je m’étais marié et nous eûmes deux belles filles ».